DOUZIÈME ENTRETIEN.
Du
Roman
roman
&
et
du
Conte
conte
.
Sur le soir du même jour, Timagène voyant son ami occupé avec ses gens d'affaire,
étoit
était
allé se promener, un livre à la main, sur les bords d'un canal assez étendu qui
formoit
formait
un agréable miroir, sous les fenêtres du
sallon
salon
.
Euphorbe ne
fût
fut
pas plutôt débarrassé de quelques détails qu'entraîne nécessairement le soin
d'une terre, qu'il vint le joindre. N'est-ce pas une indiscrétion, lui dit-il en
l'abordant, de vous demander quelle lecture occupe ici votre loisir ?
Celle d'un livre, répondit Timagène, que vous regarderez sans doute comme bien frivole,
&
et
que j'ai pourtant trouvé parmi les vôtres : c'est ce qui doit me servir
d'excuse auprès de vous. Vous en rirez, si vous voulez ; je
lisois
lisais
les aventures du fameux
Don-Quichotte
Don Quichotte
de la Manche.
A
À
cette occasion, je me
proposois
proposais
de vous demander, par quelle raison ce roman est le seul qui se rencontre dans
votre bibliothèque ? Il me semble, qu'il n'en
faudroit
faudrait
point avoir du tout, ou qu'il en
faudroit
faudrait
avoir une collection plus
complette
complète
.
C'est parce que je n'en veux avoir aucun, reprit Euphorbe, que j'ai fait l'acquisition de
celui-là. J'
aurois
aurais
pu placer à côté le
Prince Fanferedin
Prince Fan-Férédin
du
P.
Père
Bougeant.Ce texte parut en 1735. Il s'agit d'un récit de
voyage allégorique et satirique qui critique notamment le rapport inégal entre un fil
thématique ténu et les ornements qui ne seraient là que pour cacher cette faiblesse
(voir chapitre XII). Voir Guillaume-Hyacinthe Bougeant, Voyage
merveilleux du prince Fan-Férédin dans la Romancie, 1735 (voir bibliographie). L'un et l'autre est une
critique ingénieuse des romans, et peut servir de préservatif contre l'envie même de les
lire.
Le roman, répliqua Timagène,
paroit
paraît
cependant tenir un rang distingué dans la littérature. Son antiquité n'est pas
douteuse. Dès les premiers âges du monde on
aimoit
aimait
à feindre et même a revêtir la fiction des
ornemens
ornements
de la
poësie
poésie
.C'est un argument souvent avancé à l'époque pour démontrer
la noblesse du genre.
Ne confondons point, repartit Euphorbe, le roman avec la fiction
&
et
la
poësie
poésie
. Il est peut-être né de l'une ou de l'autre : mais il est difficile de
reconnoître
reconnaître
à ses traits ceux qui lui ont donné le jour. Tout roman est une fiction, j'en
conviens : mais toute fiction n'est pas un roman. L'antiquité de celle-ci remonte
jusqu'à l'origine du monde. Nos anciens
ayeux
aïeux
,
&
et
sur-tout
surtout
les orientaux,
avoient
avaient
un goût décidé pour l'allégorie
&
et
l'
êmblême
emblème
, et nos livres saints sont remplis de paraboles. Prétendra-t-on trouver dans tout cela des romans ? J'y vois des hommes qui veulent instruire
leurs semblables d'un fait, ou même d'une vérité importante,
&
et
qui cherchent à le faire d'une manière ingénieuse ;
&
et
vous pensez, sans doute, comme moi, qu'un
Auteur
auteur
romancier ne s'occupe pas beaucoup d'un pareil objet. Quant à la
poësie
poésie
, elle n'est nullement essentielle à l'ouvrage dont il s'agit. Il semble même
qu'elle ne lui convient en aucune façon. Le
stile
style
du roman doit plus approcher de la simplicité de l'histoire, que des chants
harmonieux de la
lire
lyre
. Cette raison
suffiroit
suffirait
seule pour empêcher de confondre le
Télémaque
Télémaque
avec aucune
espece
espèce
de roman.Ce passage est cité par Albert Chérel, Fénelon au XVIIIe siècle en France, 1917, (voir bibliographie), p. 448.
Néanmoins, reprit Timagène, nous avons de vrais romans de la plus haute antiquité. Les
naissances des
différens
différents
empires, ne sont-elles pas à proprement parler autant de romans ? Témoin
l'histoire de la louve, qui allaita Rémus
&
et
Romulus : témoins les faits du grand Artus, des Chevaliers de la table
ronde
&
et
tant d'autres.
Convenons d'abord, s'il vous plaît, repartit Euphorbe, de l'idée précise que nous devons
nous faire du roman. Je crois l'avoir trouvée dans un orateur latin du
commencement de ce siècle ;In quibus & fingitur et amatur ;
nec alius, praeter amorem, unis intenditur. Porei orat. de lib.
Rom.
Bérardier fait référence ici au « Discours sur les
romans » du Père Charles Porée : De Libris qui vulgo dicuntur
romanenses, prononcé le 25 février 1736 au collège Louis-le-Grand (voir bibliographie). C'est une critique assez féroce du genre
romanesque.
C'est, dit-il, un compose de fiction et d'amour, où l'auteur ne propose
d'autre objet que cette passion.
Un écrivain moderne, dans le discours qu'il a mis à
la tête d'un
Toni et Clairette.
Il s'agit du texte suivant : Nicolas Bricaire de La Dixmerie, «
Discours sur l'origine, les progrès et le genre des Romans », in : Toni et Clairette, Paris : Didot l'aîné, 1773, vol. 1, p.
v-lxxvi. de ses romans,
reconnoît
reconnait
la vérité de cette définition, lorsqu'il assure que l'amour
fait la base de ces sortes d'ouvrages
. Sur ce principe, vous voyez que ces récits
merveilleux dont on a enveloppé l'origine des empires, sont plutôt des fables que des
romans. Néanmoins si vous voulez leur donner ce nom, je ne contesterai point avec vous
là-dessus : j'avouerai même qu'il en est à qui ce titre est incontestablement dû,
&
et
qui remontent à des temps fort reculés : tel est celui d'Achilles Tatius et
quelques autres. Mais cette ancienneté ne m'inspirera pas plus de respect pour leur nom.
Je leur
appliquerois
appliquerais
volontiers ce que le fameux Marius
disoit
disait
des grands de Rome, que leur noblesse
étoit
était
un flambeau qui ne
servoit
servait
qu'à éclairer leurs vices. Si de tout temps il y a eu des
romans, je vois aussi que de tout temps on a réclamé contre ces sortes d'ouvrages :
je vois que les beaux
siécles
siècles
d'Athènes
&
et
de Rome les ont ignorés, où, s'il les ont connus, qu'ils n'en ont pas fait grand
cas, puisqu aucun n'a mérité d'arriver jusqu'à nous.Depuis l’étude
désormais classique de Georges May sur Le Dilemme du roman au XVIIIe
siècle (1963, voir bibliographie), on sait que le
roman, promis à devenir le genre littéraire dominant au XIXe siècle, est en quête de
légitimation au XVIIIe siècle . Euphorbe, notamment, ne fait dans les pages qui suivent
que reprendre un certain nombre des arguments les plus courants.
Il est vrai, répliqua Timagène, que dans la généalogie du roman, cet intervalle forme une
lacune assez considérable. Cependant on peut distinguer dans cette
espece
espèce
de composition trois
différens
différents
âges ; celui des premiers romans, qu'on peut appeler les romans grossiers
&
et
que je vous abandonne ; le second est celui des romans de chevalerie, tels
que ceux de l'archevêque Turpin, les
Rollands
Rolands
, les Artus
&
et
tant d'autres ; le
troisieme
troisième
est le nôtre, où le roman est devenu honnête et poli, et s'est dégagé de ce
merveilleux absurde et gigantesque, qui le
défiguroit
defigurait
autrefois. Croyez-vous que ces derniers soient si condamnables ? Il me
semble avoir lu quelque part, que Photius lui-même dans sa bibliothèque,
approuvoit
approuvait
la lecture de ces sortes de livres.
Vous avez raison, interrompit Euphorbe, mais de quels romans permet-il la lecture ?Ex quibus duplicem fructum, neque eum mediocrem,
consequi licet : tum quod maleficens et fascinorosus quivis, etsi millies
effugisse videatur, tandem aliquando meritas poenas indicatur dedisse : tum quod
ostendantur insontes quam plurimi, cum in maximum periculum et propinquam discrimen
venerint, praeter spem omnem plerumque servati.
De ceux qui nous présentent deux objets également utiles ; là un
scélérat enfin puni de ses forfaits ; après avoir échappé mille fois au châtiment
qu'il méritait ; ici un homme vertueux éprouvé par les plus grands revers, par les
dangers les plus pressants, et qui retrouve contre toute espérance le bonheur et la
paix.
À ces traits
reconnoissez
reconnaissez
-vous les nôtres ? Retrouvez-vous ces héros dont la victoire la plus
éclatante consiste à triompher de l'honneur d'une princesse,
&
et
à répandre le sang d'un rival ?
Mais enfin, ajouta Timagène, vous ne condamnez pas un délassement honnête, qui puisse de
temps en temps faire diversion à des occupations sérieuses. Combien de gens à qui le goût,
les circonstances, l'état, la fortune même ne permettent pas de prendre partaux
divertissemens
divertissements
ordinaires du reste de la société ! Ils n'ont donc d'autre ressource que la
lecture de ces livres, qui
paroissent
paraissent
d'ailleurs convenir à tout homme de lettres, par la
maniere
manière
dont ils sont écrits.
Avouer qu'un ouvrage n'a d'autre but que le simple amusement du lecteur, poursuivit
Euphorbe, c'est en donner une idée bien mince, pour ne rien dire de plus. Eh !
pourquoi ne
seroit
serait
-on pas utile en amusant ? N'est-ce pas là l'objet naturel de tout ce qui
mérite le nom de belles-lettres ? J'en appelle encore ici au suffrage d'un auteur de
romans que j'ai déjà cité.
Disc. sur les Rom.
Discours sur les romans,
Préf.
préface
de
Toni et Clairette
Toni et Clairette
.
Bérardier vient effectivement de citer le «
Discours sur les romans », par Bricaire de la Dixmerie (voir page 672).
Le roman, dit-il, est peut-être aujourd'hui le genre de littérature que
les Anglois cultivent le plus avantageusement. Il est devenu entre leurs mains une
production utile, ingénieuse, souvent même une production raisonnable. … C'est un secret
que nos romanciers français ignorèrent où dédaignèrent trop longtemps. Nous avions, il
est vrai, le roman comique de Scarron et le roman bourgeois de
Furetiere
Furetière
; nous avions même le
Gilblas
Gil Blas
de
le Sage
Lesage
: mais tous ces romans
peignoient
peignaient
des ridicules, sans attaquer les vices, sans même nous faire bien
appercevoir
apercevoir
le danger de certaines passions, sans inspirer aucun sentiment louable. On
sait qu'un roman ne doit pas être un sermon ; qu'il ne doit rien présenter
d'austère, où du moins qu'il doit mettre à l'écart l'enveloppe de l'austérité :
mais le vase entouré de miel doit offrir au
tempéramment
tempérament
le plus délicat un breuvage salutaire. S'il ne renferme que du miel, il pourra
ne faire qu'affadir celui qu'on prétendait soulager.
Dixmerie, «
Discours sur les romans », 1773 (bibliographie), p.
xxv. Ce témoignage ici ne
peut-être
peut être
suspect. C'est celui d'un
Auteur
auteur
,
&
et
d'un
Auteur
auteur
de romans. Sans examiner si les
Anglois
Anglais
ont mis autant d'utilité dans les leurs que le dit cet écrivain,
&
et
si une production
peut-être
peut être
utile, sans être raisonnable, comme il
paroît
paraît
l'avancer, je m'arrête seulement au principe qu'il suppose et qu'il établit par
ces mots ; Le vase entouré de miel doit offrir un breuvage
salutaire. S'il ne renferme que du miel, il pourra ne faire qu'affadir
.L'image du miel ou du sucre qui tempère et cache la médecine amère remonte
à Platon. On trouve l'idée au XVIIe siècle, par exemple chez Charles Sorel (Histoire comique de Francion, 1626) qui la reprend à la Jérusalem délivrée du Tasse ou chez le père Rapin (Réflexions sur la poétique d'Aristote, 1674). Au XVIIIe siècle, on
la trouve chez Voltaire, Marmontel, Rousseau ou Rétif de la Bretonne. Sade détourne
l'image ironiquement, dans l'épigraphe d’Aline et Valcour
(1788/1795) qu'il emprunte au De Rerum natura de Lucrèce (livre
IV, vers 11-17). C'est dire bien clairement que le roman n'atteint point son
objet, s'il se contente d'être amusant ; s'il peint des
ridicules, sans attaquer les vices. Mais que sera-ce donc si le miel renferme du
poison ?
Je suis
tout-à-fait
tout à fait
d'accord avec votre
Auteur
auteur
, reprit Timagène, sur ce qu'il dit de l'inutilité du roman. Je
ferois
ferais
volontiers le même reproche au théâtre comique. Il se propose pour unique objet
le ridicule ;
&
et
par-là
par là
il ne fait aucune impression pour la réformation des mœurs. Quelques-unes de nos
comédies nous présentent des affectations, des minauderies, des
foiblesses
faiblesses
de
caractere
caractère
, que nous plaignons, plus que nous ne les haissons : telles sont l'étourdi,
le distrait, les femmes savantes : d'autres semblent déclarer la guerre à des vices
plus essentiels ; mais en ne les attaquant que du côté du ridicule, leurs efforts
sont presque toujours sans fruit. D'ailleurs il en est des
caracteres
caractères
dramatiques comme de ces statues faites pour être placées dans un point de vue
éloigné. On les porte toujours au-dessus des proportions naturelles, afin qu'elles
produisent leur effet. De même l'
Auteur
auteur
dramatique charge les couleurs et grossit les traits de ses principaux
personnages pour les rendre plus
plaisans
plaisants
&
et
plus ridicules. Que le misantrope soit moins brusque, moins bourru
;
,
ce sera presque un homme vertueux
:
,
on
auroit
aurait
quelque envie de lui ressembler
:
;
ôtez au glorieux un peu de cette morgue, de cette arrogance outrée avec laquelle
il traite tout le genre humain, nous ne verrons plus en lui qu'un de ces fils de la
fortune que nous rencontrons tous les jours.La ponctuation dans la
première partie de la phrase a ici été modifiée, uniquement dans le texte de lecture, en
la calquant sur celle de la seconde partie de la phrase, et dans l'objectif d'une
meilleure lisibilité. Qu'arrive-t-il de là ? Que le spectateur, ne trouvant
point en lui-même cet excès où le personnage comique porte sa passion, rit avec les
autres, sans s'apercevoir qu'il rit de lui-même, et sans penser à se réformer.
Votre reproche me
paroît
paraît
fort juste, repartit Euphorbe. C'est le moindre de ceux qu'on peut faire au
roman. S'il n'
étoit
était
qu'inutile, il
mériteroit
mériterait
le mépris ; mais il est à craindre, par l'influence qu'il a toujours eue
sur toutes les parties de la société. Quel désordre vos romans de chevalerie n'ont-ils pas
jetté
jeté
dans l'histoire, en mêlant leurs
chimeres
chimères
aux véritables
événemens
événements
, en bouleversant les
tems
temps
et les lieux où ils se sont passés ? Vous en conveniez tout à l'heure,
quand vous disiez que l'origine de chaque empire est une
espece
espèce
de roman.Timagène vient de citer une phrase de Bricaire de
la Dixmerie allant dans ce sens ; voir page 672. Quel tort n'a-t-il point fait à la tragédie, où tous les héros même
de l'antiquité la plus reculée sont devenus des Amadis, et quelquefois
des Céladons ? Le farouche, l'indomptable Achille, en venant jusqu'à nous, à bien
changé de caractère. Nos
François
français
éclateroient
éclateraient
de rire, si on lui
mettoit
mettait
aujourd'hui dans la bouche, en parlant à Iphigénie, ce que lui
fasoit
faisait
dire sur le théâtre d'Athènes le Racine des Grecs : Madame, je n'eus jamais que du respect pour vous. Ce n'est point l'amour qui anime mes
transports contre votre père, c'est l'injustice de ses procédés, et l'abus de mon nom,
dont il se sert pour vous traîner au pied des autels.
Voilà, s'
écrieroit
écrierait
-on, un cavalier bien peu galant ! Pourquoi aussi Euripide n'
avoit
avait
-il point lu de romans ? Au reste, ces
inconvéniens
inconvénients
sont peu de chose en comparaison du préjudice qu'ils apportent aux mœurs. Ces
sortes d'ouvrages se proposent bien plus d'émouvoir le cœur par le ressort des passions,
que d'amuser l'esprit par les
graces
grâces
du
stile
style
.
De-là
De là
ces intrigues entrelacées, pour ainsi dire, les unes dans les autres, ces
situations touchantes, ces révolutions subites et attendrissantes, où l'on passe de
l'excès de la
misere
misère
au comble du bonheur, ou de l'état le plus brillant à la plus cruelle
infortune. Dans ces agitations, pour qui ménage-t-on l'intérêt et la
sensibilité du lecteur ? Pour un prince, ou une princesse, dont souvent tout le
mérite, et toute la vertu se réduisent à aimer. Quel est le personnage odieux ? C'est
un
pere
père
, un époux, un oncle tout occupé de conserver l'honneur d'une femme, d'une fille,
d'une parente.
Par-tout
Partout
il est question de l'amour :
par-tout
partout
on s'étudie à peindre sa naissance, ses progrès, ses inquiétudes, ses joies, ses
tristesses ;
&
et
on a soin de répandre sur tout cela le plus de fleurs qu'il est possible. Je
vous laisse à penser quels effets doivent produire ces portraits sur un jeune cœur, encore
sans défiance, et qui par son propre penchant est d'intelligence avec ses ennemis.
Ne
pourroit
pourrait
-on pas vous dire, répliqua Timagène, que ces descriptions
familieres
familières
aux romans, sont plus faites pour guérir la passion de l'amour, que pour
l'inspirer ? Quoi de plus propre à en dégoûter que le détail des malheurs qu'il
entraîne, des vicissitudes qu'il éprouve, des chagrins auxquel il expose ?
Eh ! mon cher ami, répondit Euphorbe, faut-il mettre le feu à sa maison, pour la préserver de l'incendie ? Si les
Auteurs
auteurs
de romans se
proposoient
proposaient
le but que vous leur prêtez, nous
présenteroient
présenteraient
-ils l'amour sous les dehors les plus enchanteurs ? Ses blessures, ses
larmes,
auroient
auraient
-elles des charmes ? Son esclavage
seroit
serait
-il un empire ? Ses fers
seroient
seraient
-ils des roses ? On représente hideux, ce qu'on veut faire haïr.Dans son Idée sur le roman, 1799 (bibliographie), Sade détournera l'image des roses pour
justifier, avec une ironie teintée de sarcasme, sa peinture des scélérats dans Aline et Valcour : « Je dois enfin répondre au reproche
que l'on me fit, quand parut Aline et Valcour. Mes pinceaux, dit-on, sont trop forts, je
prête au vice des traits trop odieux ; en veut-on savoir la raison ? Je ne
veux pas faire aimer le vice ; je n'ai pas comme Crébillon et comme Dorat, le
dangereux projet de faire adorer aux femmes les personnages qui les trompent, je veux,
au contraire, qu'elles les détestent ; c'est le seul moyen qui puisse les empêcher
d'en être dupes ; et, pour y réussir, j'ai rendu ceux de mes héros qui suivent la
carrière du vice tellement effroyables, qu'ils inspireront bien sûrement ni pitié ni
amour ; en cela, j'ose le dire, je deviens plus moral que ceux qui se croient
permis de les embellir ; les pernicieux ouvrages de ces auteurs ressemblent à ces
fruits de l'Amérique qui, sous le plus brillant coloris, portent la mort dans leur
sein ; cette trahison de la nature, dont il ne nous appartient pas de dévoiler le
motif, n'est pas faite pour l'homme ; jamais enfin, je le répète, jamais je ne
peindrai le crime que sous les couleurs de l'enfer, je veux qu'on le voie à nu, qu'on le
craigne, qu'on le déteste, et je ne connais point d'autre façon pour en arriver là que
le montrer avec toute l'horreur qui le caractérise. Malheur à tous ceux qui l'entourent
de roses ! Leurs vues ne sont pas aussi pures, et je ne les copierai jamais »
(p. 62). Un seul exemple, choisi parmi cent autres, vous prouvera plus
efficacement encore, que dans ces écrits on songe bien peu aux intérêts de la vertu. Je
vais vous donner en deux mots un précis fidèleLa graphie de l'original
est ici plus moderne que dans le reste du texte. d'un roman que je ne vous
nommerai point.Ce roman, s'il existe, n'a pas en tout cas pu être
identifié. Après l'avoir entendu, vous en jugerez comme il vous plaira. Une jeune
personne, nommée Cécile, pour éviter de suivre son
pere
père
dans un gouvernement en Amérique, et de s'éloigner
par-là
par là
du comte d'
Egremont
Égremont
son amant, de concert avec ce dernier, se déguise en page, et sort de la maison
paternelle, accompagnée d'un certain nombre de gens, que son amant lui
avoit
avait
donnés. De toute cette escorte les uns meurent en chemin, les autres sont
massacrés par les voleurs dans le passage des Pyrénées. Cécile échappe à ce carnage et est
seule dans une cabane, au milieu de ces montagnes. Elle y exprime de
la
maniere
manière
la plus touchante son désespoir et sa douleur de se voir séparée de son amant.
Dans cette solitude, elle est rencontrée par un
françois
français
, qui, trompé par son habillement, l'emmené avec lui, et la place chez sa sœur en
qualité de page. Ce déguisement donne lieu a des scènes bizarres. La sœur devient d'abord
amoureuse du prétendu page,
&
et
lorsqu'elle est informée de son sexe, elle se permet des libertés qui font
naître des soupçons dans l'esprit de son
frere
frère
,
&
et
se portent enfin à mettre un jour l'épée à la main,
&
et
à blesser légèrement Cécile, dont il devient amoureux à son tour, après qu'on
l'a instruit de son histoire. Cécile prend le parti d'entrer dans un couvent. Elle y
trouve la sœur du comte d'
Egremont
Égremont
. Celui-ci arrive à Paris quelques jours après. Sa sœur l'instruit du lieu où est
son amante : il lui rend visite et apprend que le
françois
français
, dont nous avons parlé, est son rival. Il l'appelle en duel ; ils se
battent : l'un et l'autre périt dans le combat, et Cécile, en apprenant la mort du
comte, expire de douleur. Voilà l'esquisse de cette aventure romanesque. Je vous demande
maintenant quelle impression elle doit faire sur nos mœurs ?
Je ne peux pas disconvenir, répondit Timagène, qu'elle n'est pas
capable d'en produire une bien bonne. L'exemple d'une jeune personne qui sacrifie à sa
passion, son honneur, les devoirs que lui imposent le nom de fille,
&
et
le respect pour les
loix
lois
, n'est pas un trop bel exemple à suivre. Son déguisement,
&
et
les aventures qu'il fait naître, me
paroissent
paraissent
avoir quelque chose d'indécent. Ce
seroit
serait
, je pense, une mauvaise excuse de dire, que les malheurs et la mort de Cécile
inspirent de l'horreur pour sa conduite. On sent que tout l'intérêt est pour elle,
&
et
que ses infortunes ne font que l'augmenter : on est attendri par ses
plaintes : on est plus porté à gémir sur son sort, qu'à la condamner. Si on veut
qu'elle meure de douleur, n'est-ce pas pour rendre plus admirable cette constante fidélité
dont elle est la victime ? En un mot, il me semble que tout l'art de l'auteur tend à
nous faire répandre des pleurs sur le tombeau de cette
espece
espèce
d'héroïne, d'un nouveau genre.
Vous ne dites rien, poursuivit Euphorbe, de cette catastrophe sanglante, où les deux
rivaux s'arrachent la vie, pour le digne objet de leur passion. Il est peu de romans qui
ne présentent quelqu'un de ces cartels, procrits par toutes les
loix
lois
,
&
et
si funestes à la France ; et l'on peut dire que s'ils n'ont pas donné
naissance aux duels, ils n'ont pas peu contribué à les accréditer. Ils ont substitué le
point d'honneur au véritable honneur,
&
et
tel qui
trembleroit
tremblerait
peut-être sur la
bréche
brèche
, en servant son prince et la patrie, affronte la mort en champ clos, pour les
beaux yeux d'une femme, ou pour venger une injure, souvent plus imprudente que
criminelle.
Ce que vous venez de dire, reprit Timagène, me rappelle quelques vers de M. Arnaud
d'Andilly, qui ont bien du rapport avec votre façon de penser.Il
s'agit de Robert Arnauld d’Andilly (1589-1674), conseiller d’État, proche de Marie de
Médicis, fervent catholique. Voici comme sa muse apostrophe les romans.
Enchanteurs des esprits, qui par de fausses peines
Allumez un vrai feu dans le fond de nos veines :
Plus vos discours trompeurs paraissent innocents,
Plus leur poison pénètre, et leurs traits sont perçants,
Et moins l'esprit résiste à l'effort de leurs charmes.
Vous troublez la raison par de mortels plaisirs ;
Vous flattez notre erreur, et lui donnez des armes
Pour combattre en nos cœurs les plus chastes désirs.
Si cette
poësie
poésie
n'est pas des plus brillantes, vous en trouverez assurément les pensées sages et
vraies. Enfin je vois bien qu'il faut prendre ici le parti de faire main basse sur tous
les romans et sur tous les contes ; car je ne crois pas que vous fassiez plus de
grace
grâce
à ceux-ci qu'aux premiers.
Le conte, réprit Euphorbe, a beaucoup d'affinité avec le roman. Il est à ce dernier,
à-peu-près
à peu près
, ce que la comédie est à la tragédie ; avec cette différence, que le roman
renferme plus de
matiere
matière
que le conte, et par conséquent est bien plus étendu.Ce
dernier passage de l’Essai sur le récit est cité par Nicole
Guenier, « Pour une définition du conte », 1970 (voir bibliographie), p. 431. Le premier nous donne le détail de toute la vie,
ou d'une grande partie de la vie de ses héros : le second est le récit d'une action
particulière, qu'on peut attribuer à des personnages de tout état et de toute condition.
Je n'aurai pas en effet plus d'égards pour les uns que pour les autres, quand ils se
trouveront dans la même classe.C'est-à-dire, même
s'ils se trouveront dans la même classe.
Accorderiez-vous votre suffrage, exigeriez-vous que je donnasse le
mien, à des aventures capables de faire rougir la vertu la plus équivoque ? Ils sont
bien écrits, sans doute : tant pis. Ils n'en sont que plus pernicieux. Et je ne parle
pas ici seulement de ceux qui portent, pour ainsi dire, sur le front l'empreinte de leur
infamie, mais aussi de ceux qu'on prétend faire valoir de nos jours, en disant qu'ils
couvrent les objets d'une gaze
légere
légère
; gaze infidèle, qui ne voile rien,
&
et
qui ne sert qu'à irriter la curiosité
&
et
les passions.Le gaze dans le discours est un topos du
discours romanesque. Il apparaît par exemple chez Sade, dans Aline et
Valcour. Si l'objet est honnête, il doit
paroître
paraître
dans tout son jour ; s'il ne l'est pas, il faut l'ensevelir dans les
ténébres
ténèbres
les plus profondes. Cependant vous me prêtez plus de rigidité, que je ne veux en
avoir moi-même. Je ne prétends point proscrire tous les romans et tous les contes,
tels
quels
Il semble bien s'agir ici, dans l'original, d'une
coquille. qu'ils puissent être. Pensez-vous qu'on n'en puisse pas composer qui
soient favorables à la vertu et aux mœurs ?
Je crois tout le contraire, répliqua Timagene. Eh ! qui pourrait empêcher qu'on ne
prit pour sujet d'un roman les actions d'un grand homme qui
intéresseroit
intéresserait
par ses malheurs, et plus encore par ses vertus et son mérite ? Cela n'est
pas plus difficile à feindreSic. On aurait pu
s'attendre, également, au verbe 'peindre'. qu'un héros amoureux. Il
passeroit
passerait
par mille traverses ; il
éprouveroit
éprouverait
les revers les plus accablants ; il se
trouveroit
trouverait
exposé aux dangers les plus affreux ;
&
et
toujours il
échapperoit
échapperait
, tantôt par son intrépidité, tantôt par son adresse, quelquefois par des
conjonctures heureuses et imprévues. Dans la suite de ces
événemens
événements
, je ne vois pas qu'il fut impossible de ménager ces révolutions frappantes qui
étonnent l'esprit du lecteur, ces situations délicates, intéressantes, qui le tiennent en
suspens,
&
et
lui causent une
espece
espèce
de trouble délicieux. On
mettroit
mettrait
en jeu le ressort des passions, mais ce
seroit
serait
pour arriver au bien.
Des gens d'esprit, ajouta Euphorbe, ont désiré que le théâtre fût mis à la portée de tous
les citoyens,
&
et
qu'en conséquence on en bannit l'amour, où du moins qu'on n'y donnât accès qu'à
celui qui est consacré par les
loix
lois
divines et humaines. Il semble qu'alors, avec quelques autres précautions
encore, la scène
rentreroit
rentrerait
dans ses droits naturels, et
reviendroit
reviendrait
à sa
permiere
première
origine. À en juger en effet par quelques tragédies des anciens, ce spectacle
étoit
était
, et
devoit
devait
être une école de vertu. Cette idée qui a paru chimérique a
bien d'autres, a pourtant été appuyée en partie par l'expérience. Nos grands maîtres ont
prouvé qu'elle n'
étoit
était
point impraticable. Polieucte, Athalie, Mérope font verser des pleurs, qu'on a
point à se reprocher.Le terme négatif initial n'est pas supplée,
ici. Cinna n'
intéresseroit
intéresserait
pas moins, quand la passion du héros pour Emilie n'
auroit
aurait
pas lieu. On y
verroit
verrait
toujours un grand homme prêt à périr sous le poignard d'un furieux, qu'il
avoit
avait
comblé de biens. On le
verroit
verrait
avec transport découvrir ce complot,
&
et
ne s'en venger que par un pardon général,
&
et
de nouveaux bienfaits. Ce qui réussit dans l'action théâtrale,
seroit
serait
-il impossible dans le récit ? Parmi les contes moraux, j'en
lisois
lisais
un ces jours-ci qui peut servir de preuve à ce que nous disons, si l'on en
excepte certains détails d'amourettes, qu'on
auroit
aurait
pu aisément supprimer. En voici une courte analyse. Une
mere
mère
reste veuve avec deux enfants. Elle montre une prédilection aveugle pour l'aîné,
jeune homme sans mérite
&
et
sans
talens
talents
. Le cadet, poussé à bout par la dureté de sa
mere
mère
, passe dans les îles, où il fait en peu de temps une fortune brillante.
Cependant la
mere
mère
, toute occoupée de son aîné, lui fait conclure un mariage
avantageux,
&
et
lui cède tous ses biens. Le jeune homme ne tarde pas à se ruiner par la débauche
et le jeu. Il meurt sans être regretté de personne
&
et
laisse sa
mere
mère
dans la
derniere
dernière
misere
misère
. Le cadet apprend en Amérique le triste état de celle qui lui
avoit
avait
donné le jour. La nature fait taire chez lui tout autre sentiment ; il vend
ses fonds, en fait de l'argent, arrive en France,
&
et
vient partager ses biens avec sa
mere
mère
qu'il détermine enfin à le suivre dans le nouveau monde. Quel intérêt plus vif,
que celui qui nous attache à ce jeune exilé ? Mais quel fond d'instructions pour les
meres
mères
&
et
pour les enfants ?
Vous commencez à me rassurer, répliqua Timagène en riant,
&
et
je vois que nous pourrions bien un jour trouver, dans votre bibliothèque une
centaine de contes
&
et
une douzaine de romans à côté de celui-ci. En attendant, voyons s'il vous plaît,
à quelles
régles
règles
il sont assujettis l'un
&
et
l'autre. Vous m'avez fait entendre, il n'y a qu'un moment, que le roman
étoit
était
né de la fiction
&
et
de la
poësie
poésie
. Je crois en effet qu'il est, pour ainsi parler, le singe du
poëme
poème
épique : mais il me semble qu'il s'est affranchi de
toutes ses
régles
règles
. Si l'on y voit un héros, ce qui n'arrive pas toujours, l'unité d'action n'y est
nullement observée. C'est un tissu d'
événemens
événements
enchâssés les uns dans les autres,
&
et
dont aucun ne peut être appellé le fait principal. Souvent l'incident a plus de
saillie
&
et
d'étendue que le fond même du récit, au point de le faire
entierement
entièrement
oublier. On y
chercheroit
chercherait
vainement l'unité de temps.Ici, contrairement à d'autres
occasions, le terme 'temps' comporte la graphie moderne. La vie
entiere
entière
d'un héros, est la
carriere
carrière
que se prescrit l'
Auteur
auteur
; encore n'est-il pas bien sûr qu'il soit tenu de se renfermer dans ces
bornes. Je ne vois pas que l'on fasse état ici de la réflexion d'Horace.
In médias res
Nom secus ac notas auditorem rapis.Il
s’agit d’un vers tiré d’un passage bien connu de l’Art
poétique dans lequel Horace déconseille au poète de toujours remonter aux
premières origines de son récit et lui recommande de commencer plutôt son récit « in
medias res » et de supposer le reste connu des lecteurs ou auditeurs ; voir
Horace, De arte poetica : lateinisch und deutsch, ed.
Horst Rüdiger, Zürich : Artemis, Lebendige Antike, 1961, v. 148-149.
On raconte tout de suite les choses, comme on suppose qu'elles se sont passées
&
et
selon l'ordre naturel des temps. À quoi donc se réduisent les préceptes de cette
espece
espèce
d'ouvrage ?
Je n'en
connois
connais
presque point d'autres, répondit Euphorbe, que ceux qui concernent l'intérêt
&
et
le
stile
style
. Le merveilleux et la fiction sont admis dans le roman. Il les a, sans doute,
empruntés de l'épopée : mais dans l'un
&
et
dans l'autre il s'est étrangement écarté de son modèle. C'est bien ici qu'on a
profité de la liberté de tout oser, qu'Horace accorde aux
poëtes
poètes
&
et
aux peintres : malheureusement, contre l'avis de ce
poëte
poète
critique, on l'a fait sans réserve.Constat d'une liberté des
règles propre au roman, telle que l'affirme également Choderlos de Laclos lorsqu'il
parle du roman comme « le plus libre de nos genres de littérature ». Voir
Choderlos de Laclos. « Observations du général Laclos sur le roman théâtral de M.
Lacretelle aîné », 1803/1824 (voir bibliographie), p.
488. Tantôt ce sont des fées bonnes ou mauvaises, qui d'un coup de baguette
changent toute la nature : tantôt ce sont des antropophages, qui dévorent leurs
semblables : là ce sont des géants d'une grandeur énorme, où des hommes subitement
métamorphosés en bêtes, en arbres : ici ce sont des pays qui ne ressemblent en rien
aux nôtres ;
&
et
pour enfanter tant de prodiges, on n'a pas même recours au pouvoir des Dieux,
dont l'intervention les
rendroit
rendrait
plus supportables. Ce reproche tombe surtout sur la plupart des anciens romans.
Ceux d'aujourd'hui ne sont pas sujets à ce défaut. Notre
siécle
siècle
n'est pas ami du merveilleux. Il a bien de la peine à croire celui qui est
incontestable : jugez s'il doit s'accommoder de celui qui est imaginaire. On s'est
donc un peu plus rapproché de la vraisemblance, mais on ne l'a point encore parfaitement
atteinte. Dans nos romans modernes, aucun des
événemens
événements
en particulier, ne sort communément des
loix
lois
de la nature
&
et
de l'ordre des choses ; mais ces
événemens
événements
sont si singuliers, leur enchaînement est si rare, qu'il
seroit
serait
moralement impossible d'en trouver un exemple,
&
et
que s'il s'en
rencontroit
rencontrait
un seul, il
passeroit
passerait
pour un prodige. On peut supposer quelquefois qu'une
mere
mère
est assez dénaturée pour substituer un enfant à celui que le ciel lui a
donné : il n'est pas impossible qu'un jeune homme quitte ses parents, qu'il leur soit
inconnu longtemps, qu'on le croie mort : il se peut faire qu'une personne éprouve des
malheurs, qu'elle coure des hasards : il peut arriver qu'un
pere
père
par une heureuse rencontre reconnaisse un fils qu'il
croyoit
croyait
perdu. Mais est-il bien naturel que ces circonstances se réunissent,
s'accumulent, toutes à la fois, toutes en
même-temps
même temps
dans la même personne ; que cette
reconnoissance
reconnaissance
imprévue arrive précisément dans le moment où le
pere
père
, après s'être opposé
long-temps
longtemps
à une alliance avantageuse pour celui qu'il ne
connoissoit
connaissait
point encore, se trouve sur le point de le condamner à mort ? Voilà
cependant quelques-uns des bizarres assemblages que nous offrent les romans. Sont-ils bien
dans les
régles
règles
de la vraisemblance ?
Ce que vous condamnez dans le concours des
événemens
événements
, ajouta Timagène, se rencontre au moins aussi souvent dans les qualités qu'on
attribue aux
différens
différents
personnages. Ils ne sont jamais ou bons ou méchants à demi. Si l'on peint un
scélérat, c'est un monstre composé de tous les vices imaginables. Les héros au contraire,
où les héroïnes, ont communément toutes les vertus
&
et
tous les
talens
talents
, sans mélange d'aucun défaut. Comme ces derniers portraits sont plus ragoûtants
que les autres, je veux vous en mettre un sous les yeux, que je me rappelle encore. Il est
tiré de Voiture. C'est le portrait de Zélide, dans le roman qui porte son nom.Il s'agit de L'Histoire d'Alcidalis et de Zélide,
par le poète et épistolier Vincent Voiture (1597-1648). Voir Les
Œuvres de Monsieur de Voiture , 1729 (voir bibliographie) tome 2, p. 276-458, 283.
Zélide
étoit
était
le plus parfait ouvrage, que le ciel ait jamais fait.
...
[...]
Bérardier omet ici une phrase du texte original, pourtant
en relation directe avec son propos sur la vraisemblance : Comme
sa vie
devoit
devait
être pleine de miracles, sa personne l'
étoit
était
aussi, & cette histoire qui est
vrai-semblable
vraisemblable
en toutes choses, est incroyable seulement, en ce qu'elle raconte
d'elle
. Depuis que le soleil
faisoit
faisait
le tour de la terre, il n'y
avoit
avait
point vu une beauté si accomplie que la sienne, et dans le plus beau corps du
monde, elle
avoit
avait
un esprit qui ne peut être imaginé des nôtres, et qui
sembloit
semblait
être de ceux qui ne doivent pas gouverner d'autres corps, que ceux de
la haut
là-haut
, qui ont été faits pour conduire les astres. En un âge où à peine les autres
sçavent
savent
proférer quelques paroles, elle
disoit
disait
des choses qui eussent été admirées en la bouche des plus sages. Personne
n'eut jamais une naissance plus heureuse que la sienne. Toutes les étoiles s'
étoient
étaient
accordées ensemble pour lui donner ce qu'elles
avoient
avaient
de meilleur,
&
et
le ciel
avoit
avait
mis tant de choses en elle, que la moindre partie qui y fût,
étoit
était
celle qu'elle
tenoit
tenait
de la terre, et elle
sembloit
semblait
une personne céleste, tombée ici par miracle. Ses inclinations la
portoient
portaient
si puissamment au bien, que pour ce qui
étoit
était
de faillir, il
sembloit
semblait
qu'elle n'eut point de libre-arbitre,
&
et
toutes les vertus lui
étoient
étaient
si naturelles, qu'il eût fallu qu'elle se fût fait violence, pour n'en pas
exercer quelqu'une. Jamais il n'y eut de combat en son âme. Jamais elle ne fut en doute
entre le bien
&
et
le mal,
&
et
elle
suivoit
suivait
toujours la justice et la bienséance, en suivant toutes ses volontés…. La
moindre part des perfections qui
étoient
étaient
en elle,
étoit
etait
celle qui se
pouvoient
pouvaient
dire.
Je vous le demande, avez-vous jamais rencontré la copie d'un pareil
original ? Pour moi, je crois que ce n'est point là la marche de la nature. Je ne
connus jamais de
caractere
caractère
si vicieux qui n'eût quelque chose de bon, ni de vertu si parfaite, qui n'eût
quelque tache. Mais revenons à l'intérêt qui doit
régner
règner
dans le roman. Est-il bien aisé de le produire ?
Il l'est plus, sans doute, répartit Eurphorbe, dans cette
espece
espèce
de récit, que dans l'histoire
&
et
dans tout autre qui
s'appuye
s'appuie
sur la vérité. L'écrivain étant maître de sa
matiere
matière
, il
seroit
serait
bien maladroit s'il ne
disposoit
disposait
pas ses
événemens
événements
&
et
ses
caracteres
caractères
d'une
maniere
manière
propre à nous attacher. Il faut donc qu'on nous fasse estimer
&
et
aimer un, ou plusieurs personnages. On les supposera dans différentes
conjonctures critiques, capables de nous faire appréhender pour pour leurs biens, leur
honneur, ou leurs jours,
&
et
qui seront l'effet du hasard, de quelque imprudence ou de quelque faute
excusable : un scélérat n'a point de droit à notre attachement. On entretiendra nos
allarmes
alarmes
, en faisant briller de temps en temps des rayons d'espérance qui
disparoîtront
disparaîtront
ensuite. On soutiendra cette douce agitation pendant tout le cours du récit,
jusqu'au dénouement, qui doit mettre le comble à l'intérêt, en nous procurant une
satisfaction pleine de charmes. Plusieurs autres moyens particuliers
peuvent contribuer encore dans le détail des faits à échauffer l'intérêt : tels sont
les discours pathétiques, les suspensions adroites, les descriptions vives et
animées ; en un mot, tout ce qui peut mettre en mouvement les passions. Mais il faut
qu'elles soient honnêtes et légitimes, comme la compassion, la terreur, l'admiration du
beau et du sublime.Bérardier reprend ici, sans en tirer aucun
argument, la distinction rendue célèbre par Edmund Burke en 1757. Voir son Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and
Beautiful, 1757, dont la première traduction française date de 1765. Plus
l'intérêt sera vif, plus il sera dangereux, s'il tombe sur un objet condamnable.
Je vois que l'intérêt du roman, poursuivit Timagène, a beaucoup de rapport avec celui de
l'epopée et du
poëme
poème
tragique ; et j'en conclus que celui du conte doit avoir quelque
ressemblance avec ce qui nous attache au
poëme
poème
comique. Les défauts des particuliers, leurs
caracteres
caractères
, leurs intrigues, leurs querelles mêmes, doivent produire à proportion de
celui-ci les mêmes effets que sur la scène. Je soupçonne même que, pour le
stile
style
, le conte a de la conformité avec la comédie
&
et
le roman avec la tragédie
&
et
l'épopée.
Je ne suis pas tout à fait de votre avis sur cet article, interrompit Euphorbe. La muse
épique embauche la trompette ; celle de la tragédie chausse le
cothurne : leur air doit toujours être grand et magnifique, et se soutenir par toutes
les richesses de la
poësie
poésie
. Le roman, il est vrai, a quelque conformité avec ces deux
poëmes
poèmes
par la fiction
&
et
l'intérêt : mais il n'est que le récit d'une suite d'
événemens
événements
vraisemblables, placés dans leur ordre naturel ; il est communément écrit
en prose ; et par là il se rapproche d'avantage de l'histoire. Il doit donc imiter
son
stile
style
; c'est-à-dire, que l'écrivain doit se laisser oublier, pour n'occuper son
lecteur que des faits qu'il raconte, et produire plus
surement
sûrement
l'illusion nécessaire à l'intérêt. Il faut qu'il s'exprime d'une manière noble,
sans enflure, serrée, sans obscurité,
&
et
sur-tout
surtout
qu'il évite la recherche de l'esprit,
&
et
l'affectation des grands mots. Par rapport aux
caracteres
caractères
qu'il présente, il est nécessaire qu'ils soient aussi soutenus que dans le
poëme
poème
épique. Ce sont des enfants de son imagination ; il peut les former à son
gré : il doit donc les rendre semblables à ceux de la nature. Le
caractere
caractère
d'un personnage doit se montrer jusque dans ses discours.
Don Guichotte
Don Quichotte
La graphie originale du nom est attestée à l'époque.
ne parle qu'avec emphase et d'un ton ridiculement
empoulé
ampoulé
; Sancho ne dément jamais cette ingénuité
grossiere
grossière
&
et
triviale, qu'il
avoit
avait
dû puiser dans sa
premiere
première
origine. Il en est tout autrement du conte. Le principal mérite de son
stile
style
consiste dans cette aimable naïveté, dont nous faisions l'éloge ce matin. Il a
cela de commun avec la fable : composé avec beaucoup d'art, il n'en laisse presque
point
paroître
paraître
.
C'est apparemment là, ajouta Timagène, ce que veut dire l'
Auteur
auteur
des contes moraux, par ces mots que j'ai lus dans sa préface : Quand c'est moi qui raconte, je me livre à l'impression actuelle du
sentiment ou de l'image que je dois rendre : c'est mon sujet qui me donne le ton.
Quand je fais parler mes personnages, tout l'art que j'y emploie est d'être présent à
leur entretien, et d'écrire ce que je crois entendre.
Cette
citation de Jean-François Marmontel (1723-1799) est tirée de la « Préface » aux Contes moraux. Dans l'édition de 1772, elle se trouve au tome 1, p.
iii-xii, ici p. x ; la préface est incluse également dans les Œuvres complètes de Marmontel de 1818, au tome 3, p. ix-xvi En effet, je
pense que le meilleur moyen pour réussir dans le conte, est d'étudier plus son sujet, que
ses termes, de se mettre à la place de ceux qui agissent,
&
et
de laisser alors la nature nous fournir ses expressions, comme elle les dicte
dans la conversation
familière
familiere
. Ne
diroit
dirait
-on pas que ces vers de
la Fontaine
La Fontaine
, dans le conte de Bélphégor, ont coulé d'eux-mêmes sous sa plume ?
Un Intendant ? Qu'est-ce que cette chose ?
Je définis cet être, un animal
Qui, comme on dit, sait pêcher en eau trouble :
Et plus le bien de son maître va mal,
Plus le sien croît, plus son profit redouble ;
Tant qu'aisément lui-même acheterait
Ce qui de net au Seigneur resterait :
Donc, par raisen bien et dûment déduite ;
On pourrait voir chaque chose réduite
En son état, s'il arrivait qu'un jour
L'autre devint l'Intendant à son tour ;
Car regagnant ce qu'il eut étant maître,
Ils reprendraient tous deux leur premier être.
Voilà assurément du simple et du naïf ; où je me trompe fort.
Vous avez bien raison, reprit Euphorbe : mais je suis en état de vous citer ici
quelques autres exemples, dont la naïveté est encore plus sensible. J'ai sur moi un
recueil des poésies de
la Monnoye
La Monnoye
: permettez que je vous lise quelques-uns de ses contes.Il s'agit de Bernard de La Monnoye (1641-1728), avocat, poète et critique qui fut élu
membre de l'Académie française en 1713. Ils ne sont pas longs ; ils nous
divertiront.
Un gros coquin, veille de fête-Dieu,
Chez un barbier fut présenter sa face,
Le suppliant de lui vouloir, par grâce,
Faire le poil pour l'amour du bon Dieu.
Fort volontiers, dit le barbier honnête ;
Vite, garçon, en faveur de la fête,
Dépêchez-moi cette barbe gratis.
Aussitôt dit, un de ses apprentis
Charcute au gueux le menton et la joue.
Le patient faisait piteuse moue,
Et comme il vit paraitre en ce moment
Certain barbet navré cruellement,
Pour vol par lui commis dans la cuisine ;
Ah ! pauvre chien, que je vois en ce lieu,
S'écria-t il, je connais à ta mine
Qu'on t'a rasé pour l'amour du bon Dieu.Il s'agit « D’un Barbier
et d’un gueux », dans les Poésies de M. de la Monnoye, 1716
(voir bibliographie), p. 39-40.
La plaisanterie est fort bonne, répliqua Timagène ; mais il y a dans ce conte
quelques façons de parler, qui me semblent au-dessous du naïf,
&
et
approcher un peu du trivial. Il
étoit
était
possible de mettre plus de noblesse dans l'expression, surtout du premier et du
neuvième vers.
Dans celui-ci, poursuivit Euphorbe, vous ne trouverez pas le même défaut.
En certain bourg au bonhomme Lucas
Messire Artus passait un bail à ferme,
Et prétendait au bout de chaque terme,
Outre le prix, avoir un cochon gras.
Pour un cochon, je n'y répugne pas,
Dit le fermier, mais gras, c'est autre chose.
Que sais-je moi ce qu'il arrivera ?
Le grain peut-être, ou le gland manquera.
Point ne me veux soumettre à telle clause.
Artus répond que point n'en démordra.
Messieurs, leur dit le Notaire équitable,
Vous pouvez prendre un milieu, l'on mettra,
Qu'au sieur bailleur le preneur donnera,
Bon an, mal an, un cochon raisonnable. Il s'agit de l’« Expédient
d’un notaire », dans les Poésies de M. de la Monnoye, 1716
(voir bibliographie), p. 44.
Je vois dans cette historiette, ajouta Timagène, un
stile
style
clair, aisé, simple. C'est le ton de la conversation. La naïveté qui terminé ce
conte, dans la place où elle est, produit une surprise très àgréable.
En voici encore un, continua Euphorbe, dans un genre un peu différent, mais qui ne vous
plaira pas moins. C'est un dialogue entre deux amis qui se rencontrent le matin dans une
église.
Bon jour, compère André. Bon jour, compère Gile,
Comment vous portez-vous? Bien, et vous ? A souhait.
Puis-je ouir cette Messe ? Elle est tout votre fait ;
Le Prêtre n'en est pas encore à l'Evangile.
Voulez-vous qu'au sortit nous déjeunions en ville ?
Tope. Nous en mettrons sire Ambroise et Rolait.
D'accord. Il ne nous faut qu'un bon cochon de lait.
Ha, vous, n'y songez pas ; c'est aujourd'hui vigile.
Vigile ? A demain donc, je suis pour les jours gras.
A propos ; on m'a dit que le voisin Lucas
Épouse votre… Point. J'ai découvert ses dettes.
Où vend-on de bon vin ? Tout proche l'Hôtel-Dieu.
Grand merci. Prêtez-moi, de grace, vos lunettes.
Oh, oh, la Messe est dite : Adieu, compère, adieu.Il s'agit
du « Dialogue de deux compères à la Messe », dans les Poésies de
M. de la Monnoye, 1716 (voir bibliographie), p.
62-63.
Voilà assurément, reprit Timagène, beaucoup de
légéreté
légèreté
, une simplicité charmante,
&
et
même une
satyre
satire
très-fine
très fine
: mais prétendez-vous nous donner cela pour un récit ?
Sans doute, répondit Euphorbe, et pour un récit
très-adroit
très adroit
. Il est aisé de vous en convaincre en le remettant dans sa forme ordinaire.
Voici à peu près à quoi il
pourroit
pourrait
se réduire. Un jour Giles rencontra dans l'église son
compere
compère
André. Après avoir donné
&
et
reçu le bon jour, il lui demanda s'il
pouvoit
pouvait
entendre la messe, à laquelle il
assistoit
assistait
lui-même. Vous le pouvez, répondit André ; elle n'est pas encore à
l'Évangile. Voulez-vous reprit l'autre, que nous déjeunions aujourd'hui ensemble ?
… Je ne pousse pas plus loin cette narration qui
deviendroit
deviendrait
insupportable
&
et
par sa longueur
&
et
par sa monotonie. L'auteur évite habilement cet inconvénient en introduisant
tout à coup ses personnages. Nous entendons leurs propos, comme si nous étions dans le
temple. La suppression surtout de toutes les liaisons donne à leur conversation une
vivacité, qui ne porte aucun préjudice à la clarté.Sans le dire,
Bérardier reprend ici une idée de Marmontel, dont il cite plus la « Préface » aux Contes moraux. Dans cette préface, Marmontel renvoie précisément à
son projet de supprimer les incises du type « dit-il », « reprit-elle » etc. dans les
dialogues des contes ou des romans.
Excusez, repartit en riant Timagène : c'est cette vivacité qui m'a trompé. J'
imaginois
imaginais
presque être présent à l'entretien des deux
comperes
compères
, pendant la messe, et je ne
songeois
songeais
pas que c'
étoit
était
la Monnoye
La Monnoye
qui me le
racontoit
racontait
. Je trouve, comme vous, que c'est un artifice
très-utile
très utile
de retrancher les liaisons, lorsqu'on peut le faire sans
jetter
jeter
de l'obscurité dans le dialogue. Mais selon moi, on ne doit pas se croire à
l'abri de cet inconvénient, en substituant à ces liaisons des traits d'impression formés
par la presse, comme on le pratique souvent aujourd'hui. Ces signes typographiques ne
parlent qu'aux
ieux
yeux
,
&
et
non point aux oreilles. Ils avertissent le lecteur ; mais moi qui ne suis
qu'auditeur, je suis en danger de me méprendre, si la suite du discours ne suffit pas pour
m'apprendre le changement des interlocuteurs :
&
et
si celle-ci est suffisante, le trait devient inutile.
Nos écrivains modernes, poursuivit Euphorbe, ont cru par cette invention se tirer d'un
embarras assez commun dans les dialogues indirects. La nécessité où l'on est d'avertir le
lecteur toutes les fois qu'un personnage prend la parole, allonge la diction, et la rend
souvent traînante. Ils ont cru pouvoir remplacer les expressions usitées dans ce cas, par
un signe arbitraire : mais la remarque que vous venez de faire, en montre l'insuffisance. Je pense donc que tout dépend ici du jugement
&
et
de l'attention de auteur : il
employera
emploiera
les liaisons, partout où leur suppression
pourroit
pourrait
induire en erreur une oreille attentive : il les omettra, lorsque la suite
du discours fera suffisamment apercevoir la différence des interlocuteurs. Le bon goût est
le seul juge qu'il doit écouter dans cette circonstance.
Vous êtes un homme admirable, pour trouver des
tempéramens
tempéraments
,Au sens « d'expédients et d'adoucissements qu’on propose
pour concilier les esprits et pour accommoder les affaires », sens signalé par le Dictionnaire de l'Académie française, huitième édition,
1932-35. reprit Timagène : mais je vois que vous ne ménagez pas beaucoup
notre paresse. Comme la nuit approche, je veux mettre à profit le reste du jour. Je vais
me rendre dans votre cabinet,
&
et
parcourir les
poësies
poésies
de
la Monnoye
La Monnoye
pour voir si partout il a aussi bien réussi, que dans les endroits dont vous
m'avez fait part.
FIN.