HUITIÈME ENTRETIEN.
Narration
Oratoire
oratoire
, ses qualités et ses
ornemens
ornements
.
Sur le soir les deux amis s'étant retrouvés seuls dans le même cabinet, Timagène dit à
Euphorbe ; je suis étonné que vous n'ayez pas retenu ici plus
longtemps cet homme d'esprit qui vient de nous quitter. Vous me
paroissez
paraissez
fort lié avec lui ; et je crois qu'il a, de son côté, tout ce qu'il faut
pour mériter cette liaison.
Il n'a pas dépendu de moi, répondit Euphorbe, qu'il ne passât deux ou trois jours au
moins avec nous. Je l'en ai pressé, avant que vous fussiez descendu dans le
sallon
salon
: mais ses affaires, ou plutôt celles du public, ne lui permettent pas de
s'absenter de la ville plus d'un jour. C'est un de nos bons avocats : et il en est
peu qui
réussisse
réussissent
mieux que lui,
sur-tout
surtout
dans le récit oratoire ou dans l'exposition du fait.
Quel mérite si rare trouvez-vous donc, répliqua Timagène, à exposer le plus simplement
qu'il est possible un événement, dont les détails nous ont été fournis par d'autres? C'est
à cela, je pense, que se réduit tout le travail de l'orateur dans cette partie.
Quelque complaisance que
j'aye
j'aie
pour vous, reprit Euphorbe, je ne puis souscrire à votre avis. Et d'abord, en
laissant pour un moment les plaidoyers et les mémoires,
ou
où
la simplicité n'est assurément pas sans art, il est d'autres discours qui sont du ressort de l'éloquence. Il faut, par exemple, faire l'éloge
d'un
grand-homme
grand homme
, après sa mort ou pendant sa vie. Cette
espece
espèce
de discours n'est, à proprement parler, qu'une narration continuelle. Se
contentera-t-on alors de cette simplicité sans art et sans
ornemens
ornements
, dont vous parlez
.
?
Je n'ai point prétendu, répondit Timagène, renfermer ces sortes de compositions dans ce
que je viens de dire. Je sais qu'il faut y déployer toutes les richesses de l'art
oratoire, le coloris du
stile
style
, les éclats du sublime, le brillant des pensées et des descriptions. Dans ces
occasions, l'auditoire cherche plus le plaisir que la vérité. Si l'on est trompé, c'est
qu'on veut l'être ; et cette séduction, sans être nuisible à personne, tend à faire
aimer au moins une
chimere
chimère
aimable. Mais vous me permettrez d'ajouter, qu'outre les plaidoyers et les
mémoires, il est d'autres discours où la simplicité dans la narration doit tenir lieu
d'ornement. Dans le conseil d'un grand prince, on
delibere
délibère
à quel général on confiera le commandement des armées dans une guerre
importante. Il faut appuyer le mérite d'un particulier contre le crédit et la faveur. Pour
y réussir, il est nécessaire de
rappeller
rappeler
ses expéditions, ses victoires, et les succès dûs à son habileté. Assurément
l'harmonie des périodes, la recherche des figures, les fleurs de l'éloquence,
seroient
seraient
bien déplacées dans une pareille circonstance.
J'en conviens, poursuivit Euphorbe. Mais, dans les sujets de ce genre, il est assez rare
que l'orateur ait un récit à faire ; et la narration de Cicéron dans ce beau
discoursOrat. pro lege Manil. où il détermina les Romains à
charger Pompée de la guerre contre Mithridate, n'est qu'un exposé succinct de l'état où
étoient
étaient
les affaires de Rome en Asie. Quoi qu'il en soit, je vous ai promis de vous
faire voir que, dans le récit même d'un plaidoyer, il entre plus d'art que vous ne croyez.
Il faut m'acquitter envers vous. Je ne parle point ici de la clarté, de la
briéveté
brièveté
et de ces autres qualités dont nous nous sommes déjà entretenus, et qui sont
communes au récit oratoire avec tous les autres récits.Voir en
particulier le second entretien. Je m'arrête à
ce qui lui est propre, c'est-à-dire, à l'adresse nécessaire à l'orateur dans cette partie de son discours ; adresse qui consiste en deux objets
principaux, à établir le fondement des preuves, et à disposer favorablement l'esprit des
juges et des auditeurs. Pour produire ces deux effets, ce n'est pas assez d'exposer
nuement et simplement la chose telle quelle est. Aussi Cicéron
,
dit-il,De inventione, l. 1, c. 35. que la narration
dont nous parlons, est l'exposition de ce qui s'est passé, ou de ce qui a dû
vraisemblablement se passer : et Quintilien ajoute à cette même idéeQuint. lib. 4° cap. 2°. Narratio est rei factae, vel ut factae, utilis ad
persuadendum expositio. que cette exposition doit préparer les voies à la
persuasion. Il ne suffit pas
dit encore Cicéron,De invent. l. 1, c. 35,
&
et
seq.
de veiller à la brièveté, à la clarté, à la vraisemblance dans le
récit ; il faut encore éviter qu'il ne soit nuisible, qu'il ne soit inutile, qu'il
ne soit déplacé ; enfin il faut faire en sorte qu'il soit analogue à la
cause.
Voilà en effet plus d'ouvrage que je n'
avois
avais
imaginé, interrompit Timagène.
Je conçois aisément les deux premiers défauts que proscrit l'orateur
Romain. Une narration nuisible, est celle qui
seroit
serait
capable de révolter ou d'indisposer les auditeurs
Ibid.. Lorsque l'avocat est dans la nécessité de rapporter
des faits de ce genre, je pense qu'il ne peut mieux faire, que de les disperser dans tout
le cours de son plaidoyer, pour les rendre moins sensibles, et de joindre
aussi-tôt
aussitôt
à chacun d'eux quelque réponse ou quelque réflexion qui serve, pour ainsi dire,
d'appareil aux mauvaises suites qu'ils
pourroient
pourraient
avoir. La narration est inutile lorsque le fait est connu de ceux qui nous
entendent, et que nous n'avons rien à ajouter à cette
connoissance
connaissance
; ou lorsqu'il a été exposé par notre adverse partie, d'une
maniere
manière
qui ne peut nous être désavantageuse. Il est aisé de conclure que dans ces
circonstances, il faut omettre toute narration. Mais je ne vois pas aussi clairement
quelle est celle que vous nommez déplacée, et celle qui n'est point analogue à la cause.
Cette partie du discours, comme vous l'avez remarqué vous-même, doit donner naissance aux preuves : elle doit donc les précéder ; et
dès-lors
dès lors
, il faut qu'elle suive immédiatement l'exorde. Vous regardez apparemment comme
déplacées, celles qui n'
observeroient
observeraient
pas cet ordre qui semble dicté par la raison.
Non, mon cher ami, reprit Euphorbe ; ce n'est point là du tout ma pensée. Le
raisonnement que vous venez de faire, tout juste qu'il est en général, peut et doit
souffrir bien des exceptions. Une narration déplacée est celle qui ne se trouve pas dans
l'endroit, où l'intérêt de la cause demande qu'elle se rencontre.
Rappellez vous
Rappelez-vous
le beau plaidoyer de Cicéron pour T. Annius Milon ; vous y verrez une de
ces narrations admirablement
placée
placées
, précisément parce qu'elle est hors de sa place ordinaire. Milon et Clodius
étoient
étaient
à la tête de deux factions dans Rome. Le premier
venoit
venait
de mettre à mort son ennemi sur la voie Appienne : le meurtre
étoit
était
constant ; Milon en
convenoit
convenait
; il
avoit
avait
même osé
reparoître
reparaître
dans Rome, après un coup aussi hardi. Cependant cet événement
faisoit
faisait
grand bruit dans la ville : le sénat
allarmé
alarmé
d'une pareille audace,
avoit
avait
eu recours aux plus grands
remédes
remèdes
dans les maux de l'état : il
avoit
avait
revêtu Pompée d'un pouvoir absolu par cette fameuse formule,
Videat Pompeius ne respublica aliquid detrimenti
capiat.
que Pompée veille à ce que la république ne soit point
endommagée
: en conséquence de ce décret, Pompée
avoit
avait
ordonné une information extraordinaire. Tout cela
avoit
avait
fort mal disposé les esprits pour Milon : on
disoit
disait
que son affaire
étoit
était
déjà jugée par avance, et qu'il
étoit
était
perdu. Si dans ces circonstances, l'orateur eût rapporté le fait au commencement
de son discours sans autre précaution, il
auroit
aurait
eu lieu de craindre qu'on ne refusât d'ajouter foi à son récit, ou du moins
qu'il ne fît une impression trop
foible
faible
sur son auditoire. Il change donc l'ordre usité,
&
et
commence par réfuter ces préjugés contraires à sa partie. Ces nuages étant une
fois dissipés, il lui est bien plus facile de présenter les faits sous un coup d'
œuil
œil
qui lui soit favorable ;
&
et
c'est ce qu'il exécute avec cet art que vous lui
connoissez
connaissez
. Je
soupçonnerois
soupçonnerais
que le mauvais succès du premier discours qu'il fit dans cette cause, et que
nous n'avons pas,
venoit
venait
de ce qu'il n'
avoit
avait
point songé d'abord à prévenir par ce moyen les clameurs et le tumulte
de ceux qui
étoient
étaient
prévenus contre sa partie.
C'est peut-être à l'imitation de l'orateur Romain, ajouta Timagène, qu M. le Maître,Plaid. 14. dans un plaidoyer que je
lisois
lisais
ces jours-ci, a placé une de ces précautions oratoires, avant l'exposition du
fait. Il
parloit
parlait
pour une demande en séparation : l'avocat de la partie adverse
avoit
avait
sans doute avancé, qu'on ne
pouvoit
pouvait
reprocher à son client d'autre défaut que de s'oublier quelquefois à table, et
de passer un peu les bornes de la tempérance : ce qui ne semble pas suffisant pour
autoriser une femme à demander sa séparation. C'est pourquoi l'orateur a cru, qu'avant de
rapporter les faits relatifs à la cause, il
devoit
devait
prévenir ses juges que le vin
avoit
avait
des suites affreuses dans le particulier en question, qu'il le
portoit
portait
à des excès inouis, et en
faisoit
faisait
un
une
espece
espèce
de monstre.
Dans un autre discoursPlaid. sixieme. du même avocat, reprit
Euphorbe, vous avez dû voir la réfutation mêlée et confondue dans la
narration même. Il s'
agissoit
agissait
de prouver qu'un religieux
étoit
était
entré par force dans un
monastere
monastère
, et y
avoit
avait
fait profession malgré lui. Le détail des circonstances
etoit
etait
long, et
pouvoit
pouvait
ennuyer ; la cause
avoit
avait
par elle-même une apparence odieuse, que les adversaires
avoient
avaient
pris soin d'augmenter, en faisant un magnifique éloge de la vie
religieuse ; certains faits
pouvoient
pouvaient
laisser des idées désavantageuses dans l'esprit des juges, si l'on
différoit
différait
à les expliquer ou
a
à
y répondre. L'habile orateur, qui
sentoit
sentait
ces
inconvéniens
inconvénients
, a pris le parti d'entrecouper son récit par des réflexions capables de prévenir
tous ces mauvais effets. Vous voyez clairement que le lieu du récit oratoire n'est
déterminé, que par la nature de l'objet sur lequel on doit parler ; et cela doit déjà
vous faire entendre ce qu'exige Cicéron, quand il demande qu'il soit analogue à la cause.
Cette analogie n'est autre chose que l'addresse de l'orateur à intéresser ses juges, et
les prévenir en faveur des faits qu'il rapporte, et à établir les
fondemens
fondements
des preuves qu'il doit employer dans la suite. Ce sont là ces deux effets
importants, dont je vous
parlois
parlais
il n'y a qu'un instant. Pour mettre dans un plus grand jour
cet artifice, voyons quel usage en a fait un célèbre avocat de ce
siécle
siècle
. Permettez que je vous fasse la lecture du récit oratoire, dans la cause que
M.
M.
CochinHenri Cochin, avocat français, né à Paris le 10 juin
1687 et mort le 27 février 1747. plaida pour le président d'Aiguille, contre
Catherine de Belrieu de Virasel, qui
prétendoit
prétendait
être sa petite nièce, et que le président
traitoit
traitait
d'enfant supposé. Figurez-vous, pour un moment, que vous êtes assis sur le trône
de la justice. Après avoir entendu l'avocat, vous jugerez la question en dernier ressort.
Mad. de Virasel fut mariée le premier avril 1700. On n'examine point si
elle rapporta à son époux cette dot précieuse, sans laquelle tous les biens sont
méprisables :
Dos est magna parentium
Virtus, et metuens alterius viri
Certo fædere castitas.
On
souhaiteroit
souhaiterait
que la conduite de M. de Virasel n'eut pas forcé le public à pousser plus loin
sa curiosité sur ce sujet.
A
À
peine
étoit
était
-on sorti des premiers jours consacrés à la joie et aux plaisirs, que l'on vit
éclater une funeste division entre l'époux et l'épouse. M. de Virasel, qui convient de
ce fait dans son mémoire imprimé, n'a pas jugé à propos de nous en
découvrir la cause. ... Respectons des secrets que M. de Virasel n'a pas trouvé bon de
nous confier : contentons-nous du fait, qu'il a reconnu si positivement. Cependant
la nouvelle de la grossesse de Mad. de Virasel se répand dans le public : cet
événement souvent propre à ranimer la tendresse d'un époux, ne fit pas une semblable
impression sur le cœur de M. de Virasel. Quoi qu'il en soit, Mad. de Virasel n'étant
encore que dans le
sixieme
sixième
mois de son mariage, suivit au mois de septembre M. de Volusan son
pere
père
dans le château de Bessan ; et, après avoir passé quelques jours avec
lui, elle se retira seule dans son château de
Tartuguere
Tartuguère
, où elle accoucha d'une fille le 6 ou 7 octobre 1700. M. le président de
Volusan, qui se rendait chaque jour à
Tartuguere
Tartuguère
, écrivit
aussi-tôt
aussitôt
à M. de Virasel que sa femme
étoit
était
accouchée, que l'enfant
étoit
était
venu mort au monde. C'est M. de Virasel lui-même qui nous a informé de cette
vérité ; et ce fut avec cette circonstance que la nouvelle de l'accouchement de
Mad. de Virasel fut rendue publique dans sa famille. Un fait
important qu'il faut placer ici, est qu'en effet on ne trouve dans aucun registre, soit
de la paroisse dans laquelle Mad. de Virasel est accouchée, soit d'aucune autre
l'extrait
baptistere
baptistère
de cette fille de Mad. de Virasel. Ce fait décisif aura son application dans
la suite. Sur la foi de M. de Volusan, sur l'aveu de M. et de Mad. de Virasel, toute la
famille est demeurée intimement persuadée que M. de Virasel n'
avoit
avait
point d'
enfans
enfants
. On n'en
voyoit
voyait
point
paroître
paraître
dans la maison du gendre, ni du beau-
pere
père
; ce fruit malheureux qui
étoit
était
péri avant sa naissance,
étoit
était
même presque échappé à la mémoire des plus proches
parens
parents
. C'est en cet état que Mad. de Virasel est décédée au mois de novembre de
l'année 1703, sans avoir pu réparer pendant le temps qu'
avoit
avait
duré son mariage la perte qu'elle
avoit
avait
faite de son premier fruit. M. de Virasel entre les témoignages de sa douleur, n'
oublioit
oubliait
pas cette circonstance, qui la
rendoit
rendait
plus vive ; que Mad. de Virasel en mourant l'
avoit
avait
laissé sans
enfans
enfants
. Il
disoit
disait
aux personnes qui le
venoient
venaient
voir : Saltem si quis mihi parvulus
aulâ
aula
luderet Æneas : du moins s'il m'
étoit
était
resté quelqu'enfant pour ma consolation, je
supporterois
supporterais
ma perte avec plus de soulagement. Toutes les personnes de condition s'
intéresserent
intéressèrent
au malheur de M. de Virasel. Mais quelle fut leur surprise, lorsqu'au bout
d'un mois, on vit
paroître
paraître
dans sa maison une petite fille, qu'il
vouloit
voulait
faire passer pour être la même dont Mad. de Virasel
étoit
était
accouchée en 1700 ? L'imposture
étoit
était
trop
grossiere
grossière
pour ne pas exciter l'indignation de toute la province,
sur-tout
surtout
quand on fut informé de la qualité des personnes des mains de qui il
avoit
avait
pris ce sujet d'opprobre et de scandale, qu'il
vouloit
voulait
introduire dans sa famille. M. le président d'Aiguille, plus intéressé que les
autres par les liens du sang qui l'unissent de si près avec M. de Virasel, fut un des
premiers à témoigner sa surprise. Il ne voulut cependant rien hasarder, qu'il ne fût
exactemenr instruit des circonstances de la prétendue découverte de M. de Virasel. Le 11
décembre 1703, il envoie chercher la Peluchon, cette femme chez qui M. de Virasel
étoit
était
allé prendre sa prétendue fille ; il se fait faire le récit odieux des
démarches de M. de Virasel ; il s'informe ensuite de la qualité
de cette femme, de ses habitudes, de son commerce. Plus on avance dans ces recherches,
plus on est frappé d'horreur, à la vue d'une supposition si criminelle. Enfin M. le
président d'Aiguille croit être obligé d'éclater, et fait signifier le 31 janvier 1704,
tant à M. le président de Virasel qu'à M. le président de Volusan, une protestation
solemnelle, dans laquelle il se récrie contre la supposition et l'imposture. Il déclare
ouvertement, qu'il ne prétend pas que tout ce que M. de Virasel pourra faire puisse
mettre cette petite
mandiante
mendiante
La graphie de l'original, quoique inhabituelle, est
cependant attestée dans les dictionnaires de référence (Féraud)., qu'il a
retirée chez lui, en possession de l'état de fille dudit seigneur de Virasel et de
ladite dame de Mulet de Volusan, son épouse. M. de Volusan, de son côté, que l'affront
touchoit
touchait
encore de plus près, rompit toute liaison avec son gendre. Sa juste
colere
colère
l'a accompagné jusqu'au tombeau ; et s'il a donné au devoir de la
religion un pardon qu'elle exige,
ç'a
ça a
été sans trahir la justice qu'il
devoit
devait
à sa famille. Prêt à mourir, il a bien voulu voir M. de Virasel, pour lui
pardonner ; mais non pas cet enfant d'ignominie, pour le
reconnoître
reconnaître
. Il n'en faut pas d'autre garant que son testament même,
dans lequel méconnaissant cette production de l'imposture la plus détestable, il
institue pour son
héritiere
héritière
universelle la dame d'Essenaut, sa nièce. Mad. de Volusan accablée de douleur,
s'est condamnée à son triste silence. Trop à plaindre d'avoir
survêcu
survécu
à tant de
disgraces
disgrâces
, elle a fait ce qu'elle a pu pour se cacher, s'il eût été possible, à
elle-même, le désordre de sa maison ; attendant avec respect la décision de la
justice, qui
étoit
était
saisie du différend de M. de Virasel et de la dame d'Essenaut. Elle s'est
réduite à ne point prendre de parti. C'est ce qui fait que dans quelques mémoires, que
l'on a trouvés après sa mort, en distinguant les effets qui
appartenoient
appartenaient
à la succession de M. de Volusan, elle veut, dit-elle, qu'ils soient rendus
aux véritables héritiers de son mari. Ce n'est point ainsi qu'elle eut parlé d'une fille
unique de sa fille, si elle eût reconnu la partie adverse pour telle : elle ne se
seroit
serait
point réduite à des termes si vagues, et, l'on peut dire en quelque
maniere
manière
, si
indifférens
indifférents
. C'est dans ces
sentimens
sentiments
qu'elle est décédée au mois de décembre 1713, laissant
pour seuls et uniques héritiers, M. le président d'Aiguille son
frere
frère
, le sieur le Berthon et la dame de Lassalle, ses autres
frere
frère
et sœur.
Vous voilà instruit de l'affaire. Prononcez maintenant.
Vous voulez me prendre en défaut, répliqua Timagène ; mais n'importe. Je crois qu'on
ne peut pas se défendre de regarder la fille en question comme supposée, et qu'il faut par
conséquent lui interdire de porter le nom et les armes de la famille dans laquelle elle
prétendoit
prétendait
entrer.
Si je ne
savois
savais
pas quel a été le succès de cette cause, poursuivit Euphorbe, je
déciderois
déciderais
comme vous, sur le narré que vous venez d'entendre. Mais les juges ont vu les
choses sous un point de vue bien différent. Ils ont déclaré Catherine de Belrieu fille de
M. de Virasel, et ont condamné ses
parens
parents
à lui remettre les biens auxquels elle
avoit
avait
droit de prétendre en cette qualité. Voici à
peu-près
peu près
comme les faits se
présenterent
présentèrent
à leurs
ieux
yeux
, sur les dépositions des témoins et autres informations, après les avoir
dépouillés de tout l'artifice de l'éloquence. L'épouse de M. de Virasel, président au
parlement de Bordeaux, s'
étoit
était
séparée de son mari, dès les premiers jours de son mariage, et s'
étoit
était
retirée chez le président de Volusan, son
pere
père
, et
delà
de là
, dans une de ses terres. Elle y mit au monde une fille. M. de Volusan et sa
famille, mécontents de M. de Virasel,
avoient
avaient
d'ailleurs un intérêt personnel de faire
disparoître
disparaître
cette unique
héritiere
héritière
, qui
faisoit
faisait
passer entre les mains de M. de Virasel des biens qu'ils
auroient
auraient
conservés, sans cette naissance. On prend donc le parti de dire à la
mere
mère
, et de répandre dans le public, que l'enfant
étoit
était
mort en venant au monde. Cependant on le fait transporter dans un village à
quelques lieues de là ; on le fait baptiser comme un enfant trouvé et on charge une
pauvre femme de le nourrir, sans le
connoître
connaître
. M. de Virasel fut d'abord trompé comme les autres, et ajouta foi au bruit
public. Mais, trois ans après, sa femme étant morte, il fut mieux informé : il retira
chez lui cet enfant et la reconnut pour sa fille : mais M. le président d'Aiguille et
ses autres
freres
frères
refuserent
refusèrent
de souscrire à cette
reconnoissance
reconnaissance
et lui
contesterent
contestèrent
son état.
Après avoir entendu ces deux récits, répliqua Timagène, je ne suis plus surpris de voir Henri IV assistant à l'audience, donner gain de cause aux deux
parties adverses. Un avocat sait fasciner nos
ieux
yeux
, et nous faire
appercevoir
apercevoir
ce qui lui plaît. Avec quelle habileté le vôtre sait faire usage des
circonstances et les tourner à son avantage ! Le bruit s'est répandu que Mad. de
Virasel a mis au monde un enfant mort : il en profite ; il l'appuie même par une
autre circonstance, qui semble en démontrer la vérité ; c'est le défaut d'extrait
baptistere
baptistère
dans toutes les paroisses, où il
devoit
devait
naturellement se trouver. Tout cela est encore fortifié par l'aveu de M. de
Virasel lui-même, dans les plaintes qu'il laisse échapper sur la mort de son épouse. Avec
quelle adresse cet orateur interprète-t-il l'incertitude où Mad. de Volusan
paroît
paraît
avoir été jusqu'à sa mort sur l'état de l'enfant dont il s'
agissoit
agissait
! Cet artifice est admirable ; il en faut convenir. Mais n'est-il pas
un peu contraire à la vérité, la sœur la plus inséparable de la probité ?
S'il se
trouvoit
trouvait
au barreau, repartit Euphorbe, un orateur capable d'employer ces ressources dans
une cause dont il
connoîtroit
connaîtrait
lui-même le vice, ce
seroit
serait
le plus condamnable des hommes. Mais le plus souvent
l'avocat est séduit par l'exposition des faits, comme vous venez de l'être vous-même. Il
les apprend des parties intéressées, qui cachent ou ne dévoilent qu'à moitié ce qui peut
leur nuire : il ne doit pas les soupçonner de mauvaise foi. Leurs prétentions lui
paroissent
paraissent
donc marquées au coin de l'équité ; et
dès-lors
dès lors
, il déploie tous les ressorts de son art, pour faire valoir ce qu'il croit
légitime. Il se persuade qu'il prend en main les intérêts de l'innocence, tandis qu'il est
quelquefois malgré lui le protecteur du crime et de l'injustice.
J'
aimerois
aimerais
bien autant, répliqua Timagène, qu'on plaidât ici comme dans l'AréopageL'Aréopage était à Athènes un conseil qui se tenait sur une colline du
même nom., où les avocats
étoient
étaient
obligés d'exposer le fait dans sa plus grande simplicité, sans réflexion, sans
art ;
ou
où
tout appareil d'éloquence
étoit
était
interdit. Mais puisque l'usage est différent, il n'est pas inutile d'examiner
comment ces
Messieurs
messieurs
s'y prennent dans leurs récits, pour gagner leurs juges et établir leurs
preuves ; quand ce ne
seroit
serait
que pour se mettre en garde contre l'illusion. Examinons donc, s'il vous plaît,
dans le détail, en quoi consiste cette adresse. Je m'imagine qu'elle dépend d'abord principalement d'un air naturel dans les faits, et d'une grande
apparence de candeur et de vérité dans l'orateur, qui ne laisse aucunement pénétrer l'art
de son récit. C'est cet admirable ressort, ou je ne me trompe, que Quintilien appelle la
vraisemblance, et qu'il développe si bien dans ses institutionsLib. 4.
c. 2.. Pour y réussir, selon cet habile rhéteur, il faut suivre pas à pas la
nature ; il faut exposer les motifs et les vues de ceux que nous faisons agir,
montrer que leurs
caracteres
caractères
, leurs habitudes s'accordent avec la conduite que nous leur attribuons. Mais
surtout il faut déguiser tout cela sous le voile d'une simplicité qui ne laisse pas même
soupçonner notre artifice. Il apporte ensuite pour exemple la
maniere
manière
infiniment adroite dont Cicéron décrit le départ de Milon pour Lanuvium ;
et l'
espece
espèce
de naïveté avec laquelle cet orateur peint, dans les démarches de sa partie, une
tranquillité et même une lenteur qui n'est point naturelle à un homme occupé d'un grand
crime. Une autre attention qu'il faut avoir, c'est de ne rien omettre de ce qui peut faire
naître des soupçons désavantageux à notre adverse partie, ou diminuer
ceux qu'on
pourroit
pourrait
avoir conçus contre nous. C'est un précepte que je me souviens d'avoir lu dans
un ouvrage imprimé avec ceux de Cicéron.Ad Heren. lib. 2, c. 3.
Je m'
apperçois
aperçois
bien, poursuivit Euphorbe, que vous ne vous contentez pas de lire César et le
chevalier Folard.Jean-Charles de Folard, dit le Chevalier de Folard
(1669-1752), fut un stratège, ingénieur et homme de guerre français. Vous venez
en effet d'extraire des deux maîtres de l'éloquence
Romaine
romaine
, ce qu'il y a de plus important dans le récit oratoire. J'y
voudrois
voudrais
seulement ajouter, que l'orateur doit se borner aux circonstances qui forment ou
qui
appuyent
appuient
ses preuves. Ce qui donne aux narrations de M. Cochin un jour
admirable
, dit l'auteur de la préface de ses œuvres, c'est qu'elles
ne présentent rien qui n'ait rapport à son sujet
,
qui est unique.
Voir la Préface de l'édition de 1751, p.
xxxiii. C'est par cette raison que le défenseur de Milon s'arrête à des détails
qui semblent minutieux, comme le remarque Quintilien, mais qui prouvent invinciblement ce
que l'orateur
vouloit
voulait
établir ; savoir, que Milon ne
méditoit
méditait
point un meurtre, qu'il n'a point été l'agresseur, et que
s'il a mis à mort Clodius, ce n'a été que dans les bornes d'une légitime défense. Si vous
êtes curieux de voir avec quelle adresse un habile avocat s'insinue dans l'esprit de ses
juges, par le détail des faits, et y prépare les voies du reste de son discours, lisons la
narration de l'orateur
Romain
romain
Orat. secunda, pro Sext. Roscio Amerino, n. 15.,
lorsqu'il défendit Sextus Roscius d'Amerie, accusé d'avoir assassiné son propre
pere
père
. Cicéron
étoit
était
jeune alors, et l'on s'en
apperçoit
aperçoit
: mais cette jeunesse est celle d'un grand homme, dont les coups d'essai
sont presque des chef-d'œuvres. Il
avoit
avait
pour juges, des sénateurs choisis par le dictateur Sylla dans les
premieres
premières
maisons de Rome. Il se propose de leur prouver non seulement que Roscius est
innocent du crime qu'on lui impute, mais même qu'on ne peut l'attribuer qu'aux deux
Roscius, ses
parens
parents
et ses accusateurs, appuyés du crédit d'un certain Chrysogonus, favori de Sylla.
Ecoutons-le rapporter le fait dont il s'agit.
[15]
Sext. Roscius, pater hujusce, municeps Amerinus [p434] fuit, cum genere &
nobilitate, & pecunia non modo sui municipii, verum etiam ejus vicinitatis facilè
primus, tum gratiâ atque hospitiis florens hominum nobilissimorum. Nam cum Metellis,
Serviliis, Scipionibus erat ei non modo hospitium, verum etiam domesticus usus et
consuetudo, quas, ut æquum est, familias honestatis amplitudinisque gratia nomino.
Itaque ex suis omnibus commodis hoc solum filio reliquit; nam patrimonium [p435]
domestici prædones vi ereptum possident, fama et vita innocentis ab hospitibus
amicisque paternis defenditur.
[16]
Hic cum omni tempore nobilitatis fautor fuisset, tum hoc tumultu proximo,
cum omnium nobilium dignitas et salus in discrimen veniret, præter ceteros in ea
vicinitate eam partem causamque opera, studio, auctoritate defendit. Etenim rectum
putabat pro eorum honestate se pugnare, propter quos ipse honestissimus inter suos
numerabatur. Postea quam victoria constituta est ab armisque recessimus, cum
proscriberentur [p436] homines atque ex omni regione caperentur ei, qui adversarii
fuisse putabantur, erat ille Romæ frequens atque in foro et in ore omnium cotidie
versabatur, magis ut exsultare victoria nobilitatis videretur quam timere, ne quid ex
ea calamitatis sibi accideret.
[17]
Erant ei veteres inimicitiæ cum duobus Rosciis Amerinis, quorum alterum
sedere in accusatorum subselliis video, alterum tria hujusce prædia possidere audio;
quas inimicitias si tam cavere potuisset, quam metuere solebat, [p437] viveret. Neque
enim, judices, injuria metuebat. Nam duo isti sunt T. Roscii, quorum alteri Capitoni
cognomen est, iste, qui adest, Magnus vocatur, homines ejus modi: Alter plurimarum
palmarum vetus ac nobilis gladiator habetur, hic autem nuper se ad eum lanistam
contulit, quique ante hanc pugnam tiro esset quod sciam, facile ipsum magistrum
scelere audaciaque superavit.
[18]
Nam cum hic Sex. Roscius esset Ameriæ, T. autem iste Roscius Romæ, cum hic
filius adsiduus in prædiis esset cumque se voluntate patris rei familiari vitæque
rusticæ dedisset, iste autem [p438] requens Romæ esset, occiditur ad balneas
Pallacinas rediens a cena Sex. Roscius. Spero ex hoc ipso non esse obscurum, ad quem
suspicio malefici pertineat; verum id, quod adhuc est suspiciosum, nisi perspicuum res
ipsa fecerit, hunc adfinem culpæ judicatote.
[19]
Occiso Sex. Roscio primus Ameriam nuntiat Mallius Glaucia quidam, homo
tenuis, libertinus, cliens et familiaris istius T. Rosci, et nuntiat domum non fili,
sed T. Capitonis inimici; et cum Post horam primam noctis occisus esset, primo
diluculo nuntius hic Ameriam venit; decem horis nocturnis sex et quinquaginta [p439]
milia passuum cisiis pervolavit, non modo ut exoptatum inimico nuntium primus
adferret, sed etiam cruorem inimici quam recentissimum telumque paulo ante e corpore
extractum ostenderet.
[20]
Quadriduo quo hæc gesta sunt res ad Chrysogonum in castra L. Sullæ
Volaterras defertur; magnitudo pecuniæ demonstratur; bonitas prædiorum nam fundos
decem et tris reliquit, qui Tiberim fere omnes tangunt hujus inopia et solitudo
commemoratur; demonstrant, cum pater hujusce Sex. Roscius, homo tam splendidus et
gratiosus, nullo negotio sit occisus,
perfacile hunc hominem incautum et rusticum
et Romæ ignotum [p440] de medio tolli posse; ad eam rem operam suam
pollicentur.
[21]
Ne diutius teneam, judices, societas coitur. Cum nulla jam proscriptionis
mentio fieret, cum etiam, qui antea metuerant, redirent ac jam defunctos sese
periculis arbitrarentur, nomen refertur in tabulas Sex. Rosci, hominis studiosissimi
nobilitatis; manceps fit Chrysogonus; tria prædia vel nobilissima Capitoni propria
traduntur, quæ hodie possidet; in reliquas omnis fortunas iste T. Roscius nomine
Chrysogoni, quem ad modum ipse dicit, impetum facit.
...
Hæc omnia, judices, imprudente L. Sulla facta esse certo scio.
[22]
Neque enim mirum, cum [p441] eodem tempore et ea, quæ præterita sunt,
reparet et ea, quæ videntur instare, præparet, cum et pacis constituendæ rationem et
belli gerendi potestatem solus habeat, cum omnes in unum spectent, unus omnia
gubernet, cum tot tantisque negotiis distentus sit, ut respirare libere non possit, si
aliquid non animadvertat, cum præsertim tam multi occupationem ejus observent
tempusque aucupentur ut, simul atque ille despexerit, aliquid hujusce modi moliantur.
Huc accedit, quod, quamvis ille felix sit, sicut est, tamen in tanta felicitate nemo
potest esse in magna familia, qui neminem neque [p442] servum neque libertum improbum
habeat.
[23]
Interea iste T. Roscius, vir optimus, procurator Chrysogoni, Ameriam venit,
in prædia hujus invadit, hunc miserum, luctu perditum, qui nondum etiam omnia paterno
funeri justa solvisset, nudum eicit domo atque focis patriis disque penatibus
præcipitem, judices, exturbat, ipse amplissimæ pecuniæ fit dominus. Qui in sua re
fuisset egentissimus, erat, ut fit, insolens in aliena; multa palam domum suam
auferebat; plura clam de medio removebat, non pauca suis adjutoribus large effuseque
donabat, reliqua constituta auctione [p443] vendebat.
[24]
Quod Amerinis usque eo visum est indignum, ut urbe tota fletus gemitusque
fieret. Etenim multa simul ante oculos versabantur, mors hominis florentissimi, Sex.
Rosci, crudelissima, fili autem ejus egestas indignissima, cui de tanto patrimonio
prædo iste nefarius ne iter quidem ad sepulcrum patrium reliquisset, bonorum emptio
flagitiosa, possessio, furta, rapinæ, donationes. Nemo erat, qui non audere omnia
mallet quam videre in Sex. Rosci, viri optimi atque honestissimi, bonis jactantem se
ac dominantem T. Roscium.
[25]
Itaque decurionum [p444] decretum statim fit, ut decem primi proficiscantur
ad L. Sullam doceantque eum, qui vir Sex. Roscius fuerit, conquerantur de istorum
scelere et injuriis, orent, ut et illius mortui famam et fili innocentis fortunas
conservatas velit.
Atque ipsum decretum, quæso, cognoscite.
Legati in castra veniunt. Intellegitur, judices, id quod jam ante dixi,
imprudente L. Sulla scelera hæc et flagitia fieri. Nam statim Chrysogonus et ipse ad
eos accedit et homines nobilis adlegat, qui peterent, ne ad Sullam adirent, et omnia
Chrysogonum, quæ vellent, esse facturum pollicerentur.
[26]
Usque adeo autem ille [p445] pertimuerat, ut mori mallet, quam de his rebus
Sullam doceri. Homines antiqui, qui ex sua natura ceteros fingerent, cum ille
confirmaret sese nomen Sex. Rosci de tabulis exempturum, prædia vacua filio
traditurum, cumque id ita futurum T. Roscius Capito, qui in decem legatis erat,
appromitteret, crediderunt; Ameriam re inorata reverterunt. Ac primo rem differre
cotidie ac procrastinare isti coeperunt, deinde aliquanto lentius nihil agere atque
deludere, postremo, id quod facile intellectum est, insidias vitæ hujusce Sex. Rosci
parare neque sese arbitrari [p446] posse diutius alienam pecuniam domino incolumi obtinere.
[27]
Quod hic simul atque sensit, de amicorum cognatorumque sententia Romam
confugit et sese ad Cæciliam, Nepotis sororem, Baliarici filiam, quam honoris causa
nomino, contulit, qua pater usus erat plurimum; in qua muliere, judices, etiam nunc,
id quod omnes semper existimaverunt, quasi exempli causa vestigia antiqui offici
remanent. Ea Sex. Roscium inopem, ejectum domo atque expulsum ex suis bonis, fugientem
latronum tela et minas, [p447] recepit domum hospitique oppresso jam desperatoque ab
omnibus opitulata est. Ejus virtute, fide, diligentia factum est, ut hic potius vivus
in reos quam occisus in proscriptos referretur.
[28]
Nam postquam isti intellexerunt summa diligentia vitam Sex. Rosci custodiri
neque sibi ullam cædis faciendæ potestatem dari, consilium ceperunt plenum sceleris et
audaciæ, ut nomen hujus de parricidio deferrent, [p448] ut ad eam rem aliquem
accusatorem veterem compararent, qui de ea re posset dicere aliquid, in qua re nulla
subesset suspicio, denique ut, quoniam crimine non poterant, tempore ipso pugnarent.
Ita loqui homines: 'Quod judicia tam diu facta non essent, condemnari eum oportere,
qui primus in judicium adductus esset; huic autem patronos propter [p449] Chrysogoni
gratiam defuturos; de bonorum venditione et de ista societate verbum esse facturum
neminem; ipso nomine parricidi et atrocitate criminis fore, ut hic nullo negotio
tolleretur, cum ab nullo defensus esset.
[29]
Hoc consilio atque adeo hac amentia impulsi, [p450] quem ipsi, cum cuperent,
non potuerunt occidere, eum jugulandum vobis tradiderunt.
Sextus Roscius,
pere
père
de ma partie,
étoit
était
un citoyen d'Amerie. Sa naissance, sa noblesse, sa fortune
le
mettoient
mettaient
au premier rang, non seulement dans cette ville municipale, mais encore dans
tous les environs. Il
joignoit
joignait
à cela la faveur
&
et
l'amitié de la noblesse la plus distinguée qu'il
recevoit
recevait
chez lui. Sa maison
étoit
était
fréquentée par les Metellus, les Servilius, les Scipions : il
avoit
avait
même avec eux des liaisons intimes
&
et
une espèceLa graphie de l'original est ici plus moderne
que dans le reste du texte. de familiarité. Si je rappelle ici ces grands noms,
c'est avec la distinction
&
et
le respect qui leur sont dûs. De tous les avantages dont
jouissoit
jouissait
Roscius, ce dernier est le seul qu'il ait laissé à son malheureux fils. Des
brigands domestiques ont envahi son patrimoine qu'ils
possédent
possèdent
maintenant ; mais les
connoissances
connaissances
et les amis de son
pere
père
, prennent la défense de sa réputation, de son innocence
&
et
de sa vie. Roscius
avoit
avait
toujours été le partisan de la noblesse ; il le fut plus que jamais dans
ces derniers troubles, où la dignité
&
et
la vie de tous les nobles furent exposées aux plus grands dangers, et il
n'épargna, dans son voisinage, ni ses soins, ni son zèle, ni son crédit pour une si
belle cause. Il
regardoit
regardait
comme un devoir pour lui de défendre l'honneur de ceux à qui il
devoit
devait
celui dont il
jouissoit
jouissait
lui-même parmi ses concitoyens. La victoire s'étant enfin déclarée,
&
et
ses combats ayant cessé, dans le temps où l'on
arrêtoit
arrêtait
par-tout
partout
, où l'on
proscrivoit
proscrivait
ceux qui
étoient
étaient
soupçonnés d'avoir tenu le parti contraire, il se montra
fréquemment dans Rome, au milieu de la place publique, sous les
ieux
yeux
des citoyens ; il parut enfin prendre part au triomphe de la noblesse,
bien loin d'appréhender qu'il ne lui en arrivât aucun accident. Depuis
long-temps
longtemps
il
avoit
avait
des démêlés avec les deux Roscius d'Amerie, dont l'un est ici sous mes
ieux
yeux
parmi les accusateurs
,
;
l'autre
posséde
possède
, à ce que j'apprends, trois fonds de terre de l'accusé. Si Roscius eût été
aussi attentif à prévenir les effets de ces démêlés, qu'ils lui
causoient
causaient
d'
allarmes
alarmes
, il
vivroit
vivrait
aujourd'hui. Et ce n'
étoit
était
pas sans fondement qu'il
craignoit
craignait
les ressentiments d'un T. Roscius Capiton, d'un T. Roscius Magnus, qui est ici
présent.
Connoissez
Connaissez
, Messieurs, de quels hommes je parle : l'un est un ancien gladiateur,
déjà fameux par plus d'une victoire remportée dans l'
arêne
arène
: l'autre, qui n'
étoit
était
encore qu'un novice avant cet exploit, a pris depuis peu les leçons de cet
excellent maître d'escrime,
&
et
l'a bientôt emporté sur lui en scélératesse
&
et
en audace. En effet, suivons l'ordre des faits,
&
et
je me flatte qu'ils vous feront voir clairement sur qui doivent tomber les
soupçons du crime qui nous occupe. Sextus Roscius, pour qui je parle, est à Amerie,
&
et
T. Roscius est à Rome ; celui-là passe ses jours dans ses terres, où il
se livre tout entier à la vie champêtre et au soin de ses biens pour
se conformer à la volonté de son
pere
père
; celui-ci ne sort point de la capitale ;
&
et
c'est dans ces circonstances que Sext. Roscius le
pere
père
est assassiné près des bains du mont Palatin, en revenant de souper. Mais ce
ne sont là que des soupçons ; allons plus loin ;
&
et
si la suite des
événemens
événements
n'apporte ici l'évidence, je consens que vous regardiez ma partie comme
coupable de ce meurtre. Le premier qui porta à Amerie la nouvelle de la mort de Roscius,
fut un certain Manlius Glaucia, homme obscur, affranchi, client
&
et
ami particulier de ce T. Roscius : où va-t-il l'annoncer ? ce n'est
pas chez son fils, mais chez T. Capiton, son ennemi : le
meurtre
avoit
avait
été commis plus d'une heure après la nuit fermée, et le courrier arrive au
point du jour à Amerie, ayant ainsi parcouru en chaise pendant les
ténébres
ténèbres
, cinquante-six mille pas en dix heures de temps. Le but de tant de diligence n'
étoit
était
pas seulement d'apporter le premier à Capiton, une nouvelle qui put flatter sa
haine : il
vouloit
voulait
lui présenter le poignard récemment arraché du sein de son ennemi, et fumant
encore du sang qu'il
venoit
venait
de répandre. Quatre jours après, on se rend à Volaterra, dans le camp de
Sylla ; on y raconte cet événement à Chrysogonus : on lui expose les sommes
considérables que laisse le défunt, la richesse de ses fonds, au
nombre de treize, presque tous sur les bords du Tibre : on lui fait remarquer que
son fils est sans ressource et sans appui : Si Sext. Roscius, lui dit-on, malgré sa
magnificence
&
et
son crédit, a pu être assassiné sans peine, on peut plus aisément encore se
défaire d'un particulier inconnu dans Rome : on lui offre, on lui promet de
l'exécuter : en un mot, Messieurs, le complot se forme. On ne
parloit
parlait
plus alors de proscriptions ; ceux-mêmes que la crainte
avoit
avait
mis en fuite,
reparoissoient
reparaissaient
et se
croyoient
croyaient
hors de danger : n'importe ; Chrysogonus se porte pour adjugataire
des biens d'un citoyen, toujours dévoué à la noblesse. On donne en
toute propriété à Capiton trois des meilleures terres, qu'il
posséde
possède
aujourd'hui : et ce T. Roscius ici présent, s'empare de tout le reste du
bien ; mais, comme il le dit lui-même, au nom de Chrysogonus.
...
[...]
Je suis parfaitement instruit, Messieurs, que tout cela s'est passé à
l'insçu
l'insu
de Sylla. Doit-on être surpris en effet, qu'il échappe quelque chose à un
homme chargé
tout-à-la-fois
tout à la fois
, de réparer les maux passés,
&
et
de prévenir ceux qui semblent nous menacer ; à un homme qui seul a le
pouvoir de faire la guerre,
&
et
les moyens d'établir la paix, sur qui tous les
ieux
yeux
sont ouverts, de qui tout dépend ; à un homme enfin, occupé de
tant d'affaires importantes, qu'à peine a-t-il le temps de respirer :
sur-tout
surtout
si l'on se représente une foule de gens attentifs à observer le temps où il
est le plus sérieusement appliqué,
&
et
à saisir l'instant où il détourne les
ieux
yeux
, pour ourdir quelque trame pareille à celle-ci. Sylla est heureux sans doute,
ce titre lui convient : mais quelque soit son bonheur, il est impossible que dans
un nombreux domestique, il n'y ait pas un esclave, pas un affranchi, dont la probité se
soit jamais démentie. Cependant, ce même T. Roscius, ce vertueux procureur de
Chrysogonus, arrive à Amerie : il s'empare des terres de
Sextus,
&
et
, avant que ce malheureux fils eut pu rendre les derniers devoirs aux cendres
de son
pere
père
, il le dépouille, il ne lui laisse que la
misere
misère
&
et
les larmes, il l'arrache violemment à ses Dieux Pénates,"Les Pénates sont des divinités étrusques puis romaines. Ils sont chargés de la garde
du foyer et plus particulièrement des biens, du feu servant à faire la cuisine et du
garde-manger." (Art. "Pénates", Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Pénates.) il le bannit, il le chasse de
sa propre maison,
&
et
devient le maître d'une ample
&
et
riche succession. Destiné par son état aux humiliations de l'indigence, il
devint audacieux dans une fortune
étrangere
étrangère
; c'est l'ordinaire. Il emporta publiquement plusieurs effets chez
lui : il en fit
disparoître
disparaître
bien d'autres
secretement
secrètement
: il fit de riches
&
et
de magnifiques
présens
présents
à ses coopérateurs, et fit vendre le reste à l'
enchere
enchère
. Cette conduite parut si indigne aux habitants d'Amerie, que la ville
entiere
entière
retentissoit
retentissait
de pleurs et de
gémissemens
gémissements
. Mille objets se
réunissoient
réunissaient
pour augmenter leur douleur ; la mort cruelle du plus illustre de leurs
concitoyens, l'état déplorable de son fils dépouillé du plus beau patrimoine par
l'avarice d'un scélérat, qui ne lui
avoit
avait
pas même laissé un sentier pour aller verser des larmes sur le tombeau de son
pere
père
, la vente et l'usurpation criminelle de de ses biens dissipés par le vol, les
rapines et les prodigalités. Il n'
étoit
était
point d'accident, point de malheur qu'on trouvât comparable à celui de voir un T. Roscius enrichi
&
et
décoré des biens de Sext. Roscius, le plus
honnêtes
honnête
et le plus vertueux des hommes. En conséquence les DécurionsLes décurions sont les membres de "l'ordo decurionum", c'est-à-dire des
assemblées locales des cités ou municipes de l'Empire romain (voir Art. "Ordre
décurional", Wikipédia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Ordre décurional ) s'assemblent
&
et
ordonnent par un
decret
décret
, que les dix premiers d'entr'eux se rendront auprès de Sylla, qu'ils lui
représenteront quel homme
étoit
était
S. Roscius, qu'ils se plaindront de l'injustice de ces scélérats, qu'ils le
prieront enfin de mettre à couvert sous sa protection
&
et
l'honneur d'un
pere
père
mort,
&
et
la fortune d'un fils innocent.
...
[...]
Les députés arrivent au camp. C'est ici, Messieurs, qu'on
reconnoît
reconnaît
la vérité de ce que j'ai dit, que Sylla
ignoroit
ignorait
ces infamies et ces horreurs. Chrysogonus vient trouver
les députés lui-même ; il leur
envoye
envoie
des gens de distinction pour les prier de ne point voir Sylla,
&
et
les assurer que Chrysogonus se soumettra à tout ce qu'ils désirent. Il
appréhendoit
appréhendait
si fort que toutes ces intrigues ne vinssent aux oreilles de Sylla, qu'il eût
préféré la mort à un pareil accident. Les députés élevés dans la simplicité des premiers
âges,
jugeoient
jugeaient
des autres par leur propre cœur. Chrysogonus
protestoit
protestait
qu'il
effaceroit
effacerait
du tableau des
proscripts
proscrits
le nom de Sext. Roscius,
&
et
qu'il
remettroit
remettrait
à son fils toutes ses terres : T. Roscius Capiton l'un des dix députés
garantissoit
garantissait
ces promesses : ils les crurent
sinceres
sincères
,
&
et
retournerent
retournèrent
à Amerie, sans avoir exécuté leur commission. On com-mença
d'abord par différer
&
et
remettre de jour en jour ce qu'on
avoit
avait
promis ; ensuite par des lenteurs affectées, on demeura dans l'inaction,
&
et
on éluda l'exécution de ses
engagemens
engagements
; enfin, il fut aisé de s'
appercevoir
apercevoir
qu'on en
vouloit
voulait
aux jours de Sex. Roscius le fils,
&
et
que nos adversaires
avoient
avaient
compris, qu'ils ne
pouvoient
pouvaient
pas jouir plus
long-temps
longtemps
d'un bien usurpé, s'ils
laissoient
laissaient
vivre celui qui en
étoit
était
le propriétaire Iégitime. Roscius pénétra leur dessein ;
&
et
par le conseil de ses
parens
parents
&
et
de ses
connoissances
connaissances
, il prit
aussi-tôt
aussitôt
la fuite
&
et
se retira à Rome auprès de Cécilia, fille de Népos, de tout temps l'amie de
son
pere
père
,
&
et
dont je ne dois parler qu'avec les éloges qu'elle mérite. Oui, Messieurs,
c'est une opinion générale que dans cette femme respectable les
Dieux ont voulu conserver même jusqu'à nos jours des traces de l'humanité
&
et
de la bienfaisance de nos
peres
pères
, comme pour nous servir de modèle. Elle fut sensible à la
misere
misère
de Roscius chassé de sa maison, dépouillé de ses biens,
&
et
qui
fuyoit
fuyait
la fureur
&
et
les menaces d'une troupe de brigands ; elle le reçut chez elle ;
elle appuya même de son crédit cet hôte infortuné, abandonné de tout le monde au milieu
de la plus cruelle oppression. S'il voit encore la
lumiere
lumière
en attendant votre arrêt, si son nom n'est pas parmi ceux des
proscripts
proscrits
, s'il n'est pas lui-même au rang des morts ; c'est à la vertu, à la
probité, au
zéle
zèle
ardent de Cécilia qu'il le doit. Nos ennemis comprirent que la vie de Roscius
étoit
était
à couvert sous une pareille protection,
&
et
qu'ils n'
avoient
avaient
plus de moyens de répandre son sang. Ils
formerent
formèrent
alors un projet digne de la scélératesse
&
et
de l'audace la plus consommée : ce
fût
fut
de le déférer comme coupable de parricide ; de trouver quelqu'ancien
délateur, qui pût former une accusation sur un objet, où il n'y
avoit
avait
pas lieu au moindre soupçon ; enfin, d'armer pour le perdre les
circonstances même du temps, puisque leur injuste cruauté
étoit
était
sans ressource. Ils se
reposoient
reposaient
sur certains discours que l'on
tenoit
tenait
dans Rome ; qu'après un temps si long, où l'on n'
avoit
avait
vu aucun jugement criminel, on ne
pouvoit
pouvait
pas manquer de condamner le premier qui
paroîtroit
paraîtrait
en justice. Ils se
flatterent
flattèrent
que la faveur de Chrysogonus
écarteroit
écarterait
tous ceux qui
voudroient
voudraient
plaider pour l'accusé ; que personne ne se
hasarderoit
hasarderait
de parler de la vente de ses biens et du complot formé
contre lui ; que le seul nom de parricide et l'atrocité de ce crime
applaniroient
aplaniraient
La graphie de l'original n'est pas attestée dans les
dictionnaires de référence (mais voir Féraud). toutes les difficultés, et le
livreroient
livreraient
sans défense à leur ressentiment et à la mort. C'est dans cette vue,
Messieurs, c'est avec cette fureur aveugle qu'ils vous ont laissé le soin de faire périr
un homme, qu'ils n'ont pu égorger eux-mêmes, comme ils le
desiroient
desiraient
.
Je pense comme vous, reprit Timagène, que Cicéron, dix ans plus tard,
auroit
aurait
abrégé ce récit et mieux caché son jeu. Au reste, nous pouvons profiter de cette
jeunesse : elle nous laisse mieux
appercevoir
apercevoir
l'art de l'orateur ; et je remarque d'abord ici cette vraisemblance si fort
recommandée par Quintilien. Les faits naissent les uns des autres d'une manière si
naturelle, qu'ils ne laissent pas lieu au moindre soupçon. Un homme riche est assassiné,
dans des temps de troubles et de désordres ; il a des ennemis qui se proposent
d'envahir ses biens : ils s'appuient du crédit d'un scélérat
puissant et avide, pour se défaire d'un héritier incommode : tout cela n'est que la
marche ordinaire du crime et de la passion. Rien de plus naturel que les artifices dont
ils se servent pour tromper les députés d'Amerie, et pour éluder les promesses qu'ils leur
avoient
avaient
faites : enfin rien de plus familier à des pervers, que d'employer la
faveur d'un de leurs complices, pour armer sa justice elle-même contre l'innocence qu'ils
veulent perdre. Tout s'accorde ici parfaitement bien : l'abus de la faveur dans
Chrysogonus, avec le rôle timide qu'il joue ; le
caractere
caractère
&
et
les habitudes des deux Roscius, avec l'intrigue qu'ils conduisent. La simplicité
des députés, est un tableau d'après nature. Il n'y a pas moins d'adresse dans ce récit à
préparer les preuves. On est à
demi-persuadé
demi persuadé
, lorsqu'on l'a entendu. Cicéron
vouloit
voulait
établir, ce me semble, que les deux Roscius
étoient
étaient
eux-mêmes les seuls auteurs du meurtre dont ils
accusoient
accusaient
leur parent. Dans cette vue, il a soin d'observer que Roscius le
pere
père
étoit
était
partisan de la noblesse, à la tête de laquelle
étoit
était
Sylla : ce qui prouve qu'il n'
avoit
avait
point été mis au nombre des
proscripts
proscrits
. Il fait remarquer les inimités qui
regnoient
regnaient
entre le défunt et les accusateurs ; tandis que le fils n'
avoit
avait
jamais témoigné que du respect et de l'obéissance à son
pere
père
: mais il s'arrête surtout sur le temps, le lieu
&
et
les circonstances de cet assassinat, qui donnent ici le plus grand jour. Au
moment que Roscius perd la vie à Rome, Titus est dans cette capitale, et Sextus à
Amerie : un ami de Titus en porte la nouvelle dans cette
derniere
dernière
ville, en dix heures de nuit, non pas à Sextus, mais à Capiton l'un des
accusateurs : après la mort du
pere
père
, ses biens se trouvent partagés entre les deux Roscius
&
et
Chrysogonus, tandis que le fils est dépouillé et réduit à l'indigence, et n'a pu
obtenir la liberté de défendre sa vie, que par la protection de Cécilia. Assurément il
faut être aveugle, et aveugle volontaire, pour ne pas voir dans ce détail de quelle main
le coup est parti.
Tout cela est fort bien, comme vous le remarquez, poursuivit Euphorbe : mais que
pensez-vous de l'habileté de notre orateur à se tirer de l'embarras où le
mettoit
mettait
sa propre cause, et à intéresser ses juges pour sa partie ? Défendre un
malheureux, sans appui, contre les poursuites d'un homme tout-puissant
par la faveur de Sylla, qui seul
étoit
était
alors le maître, ou plutôt, le tyranLa graphie est ici plus
moderne que dans le reste du texte. de Rome, vous conviendrez que c'
étoit
était
une entreprise difficile, et peut-être aussi périlleuse pour l'avocat, que pour
son client. Cicéron ne fut point enrayé de ces difficultés, et trouva dans son
art,
art
de quoi les vaincre. Il fait réflexion que le temps où il parle est le
regne
règne
de la noblesse ; que Sylla s'est ouvertement déclaré pour ce premier corps
de l'état, dont il
étoit
était
membre lui-même ; qu'il a choisi ses juges dans les plus illustres maisons
des patriciens, tels que les Métellus, les Servilius, les Scipions : il a grand soin
dès-lors
dès lors
de représenter le
pere
père
de Roscius comme un homme dévoué aux intérêts de la noblesse, et partisan de
tout ce qui
avoit
avait
un grand nom dans la république. Ce n'
étoit
était
pas encore là le pas le plus dangereux. Cette
maniere
manière
de penser
pouvoit
pouvait
rendre la mémoire de Roscius plus
chere
chère
à ceux qui
devoient
devaient
venger sa mort ; mais il
falloit
fallait
attaquer Chrysogonus l'ami, le confident, le favori du nouveau souverain,
dévoiler son avarice et montrer qu'il
étoit
était
l'âme de cette intrigue. Comment exécuter tout cela sans nuire à sa cause en
irritant Sylla, qu'on
devoit
devait
naturellement soupçonner
d'authoriser
d'autoriser
, ou du moins de tolérer ces crimes ? C'est à prévenir cet inconvénient que
Cicéron emploie toute son adresse. Il assure que le chef de la république
ignoroit
ignorait
absolument ces odieuses menées : et il
appuye
appuie
cette assurance sur sa propre
connoissance
connaissance
particuliere
particulière
; sur les agitations et les inquiétudes de Chrysogonus, lorsqu'il
appréhende que Sylla ne soit instruit de ce qui se passe ; enfin sur la nature même
des occupations de cet heureux vainqueur de Marius ; et cette
derniere
dernière
preuve lui donne occasion de faire un éloge de Sylla, d'autant plus flatteur,
qu'il semble amené par la nécessité de la cause, et qu'il
paroît
paraît
qu'on ne se propose que d'excuser sa conduite. Sylla est l'homme de
l'état : c'est sur lui seul que roulent les intérêts publics et particuliers,
présents et à venir : enfin il consacre au soin de la république son temps, son repos
et les douceurs de sa vie. Remarquer que Cicéron ne dit ici rien que de vrai,
&
et
qu'il n'est point adulateur, même en faisant la cour à un usurpateur. Le beau
portrait qu'il fait ensuite de Cécilia, femme de Sylla, n'est pas moins propre à gagner le
dernier. Célébrer les vertus d'une épouse, c'est louer le choix qu'à
fait son époux. Enfin, la peinture de l'état affreux où se trouve Roscius obligé de
défendre son honneur
&
et
sa vie contre ceux qui lui ont ravi ses biens
&
et
l'auteur de ses jours, privé de la triste consolation d'arroser de ses larmes
les cendres de son
pere
père
, doit intéresser les cœurs les plus insensibles.
Le pathétique et les autres
ornemens
ornements
de l'éloquence, répliqua Timagène, trouvent donc place aussi dans le récit
oratoire ? Comment, s'il vous plaît, accordez-vous cela, avec cette simplicité qui
lui est si recommandée ?
C'est précisément là que j'en
voulois
voulais
venir, poursuivit Euphorbe. La simplicité de cette narration, consiste plutôt à
avoir des
ornemens
ornements
mâles
&
et
sérieux, qu'à n'en point avoir. Le même Cicéron, bon juge en cette
matiere
matière
, en parlant de cette partie du discours,De orator.
partitionibus. c. 35. même dans le genre judiciaire, y admet les objets
frappans
frappants
, les surprises inopinées, les grands
mouvemens
mouvements
, les
sentimens
sentiments
de la douleur, de la crainte, de la joie, de la tristesse. On y voit meme avec plaisir,
sur-tout
surtout
dans le panégyrique des pensées ingénieuses et délicates, telles que celle de
Pline, en faisant l'éloge de Trajan ;Credent ne
posteri, nihil ipsum, ut imperator fieret, agitasse, nihil fecisse, nisi quod meruit
&
et
paruit ?
la
La
postérité pourra-t-elle croire que ce prince n'a jamais recherché la
souveraine puissance, et que, pour y parvenir, il n'a fait d'autres démarches que la
mériter et obéir.
Mais, dans ces
ornemens
ornements
, il faut toujours beaucoup de réserve
&
et
de sagesse,
&
et
en bannir tout ce qui a l'air affecté ou trop étudié. De tous les défauts, dit
Quintilien,Omnium vitiorum pessimum : nam
eætera cum vitentur, hoc petitur.
Instit. lib. 8. cap. 3. l'affectation est
le pire : on évite les autres ; on recherche celui-là.
Vous prévenez une difficulté que j'
allois
allais
vous faire, interrompit Timagène, à l'occasion du récit oratoire que vous venez
d'examiner. Car parmi les beautés sans nombre qui s'y rencontrent, je crois y
appercevoir
apercevoir
des traits qui ont besoin de quelque indulgence. N'y a-t-il pas quelque chose de
forcé dans cette idée, que Glaucia
vouloit
voulait
non seulement apporter le premier à Capiton une nouvelle qui pût flatter
sa haine, mais encore lui présenter le poignard récemment arraché du sein de son ennemi,
&
et
fumant encore du sang qu'il
venoit
venait
de répandre ?
J'
aurois
aurais
désiré,
sur-tout
surtout
, que cet illustre orateur nous eût épargné plusieurs jeux de mots, que votre
traduction a fait
disparoître
disparaître
en grande partie. Tel est, ut hic potius vivus in reos, quam
occisus in proscriptos referretur
; Cæcilia a fait en sorte que Roscius fut
placé plutôt parmi les accusés pendant sa vie, que parmi les
proscripts
proscrits
après sa mort :
&
et
ces deux autres, qu'on ne peut rendre exactement dans notre langue, quorum alterum sedere in accusatorem subselliis video, alterum tria
hujusce prædia possidere audio
: et plus bas, ut ad eam rem
aliquem accusatorem veterem compararent, qui de ed re posset dicere aliquid, in qua re
nulla subesset suspicio
. Je ne vois pas quelle grâce peut avoir dans cet endroit, le
mot res répété jusqu'à trois fois. En général,
l'anthitèse
l'antithèse
se montre un peu souvent dans tout ce morceau.
Je ne vous accuserai plus, reprit Euphorbe, de trop aimer les
ornemens
ornements
du
stile
style
. Il me
paroît
paraît
que vous devenez sévère ;La graphie de l'original est
ici plus moderne que dans le reste du texte. mais cette sévérité même fait
honneur à Ciceron. Vous en auriez peut-être moins pour tout autre. La
poussiere
poussière
la plus
légere
légère
s'
apperçoit
aperçoit
mieux sur une glace, que sur la pierre ou le bois. Malgré ces petits défauts,
l'exemple que je vous ai apporté suffit pour prouver, que le grand
&
et
le pathétique peutDesit: accord? trouver place dans le récit
oratoire. Les pensées et les allusions fines et délicates n'en sont pas même exclues.
Témoin celle que fait Ciceron en parlant d'une comédienne que Verres
avoit
avait
prise à sa suite, et dont la présence
avoit
avait
indigné toutes les dames qui
étoient
étaient
de la compagnie du préteur. Ce nouvel Annibal, dit l'orateur,
convaincu que le mérite seul, et non la naissance,
devoit
devait
décider des rangs dans son camp, eut tant d'attachement pour cette femme,
qu'il la transporta avec lui en quittant son département.
Iste autem Annibal qui in suis castris putabat oportere virtute non
genere certati, sic eam Tertiam dilexit, uc eam secum ex provincâ exportatet.
In Verrem. lib. 5. J'en
pourrois
pourrais
citer plusieurs autres semblables.
Je trouve dans Cicéron, ajouta Timagène, un mérite qui n'est pas
commun ; c'est d'être aussi bon rhéteur que parfait orateur. Ces deux
talens
talents
sont rarement unis : j'en suis étonné. Car enfin ceux qui font une étude
particuliere
particulière
des
régles
règles
de l'éloquence, qui les enseignent aux autres, doivent être en état d'en faire
usage eux-mêmes.
C'est précisément, répartit Euphorbe, parce qu'ils les savent trop, qu'ils reussissent
assez mal dans un discours. La crainte de s'en écarter les rend timides, émousse leur
goût,
desseche
déssèche
leur imagination,
&
et
ne leur permet pas de se livrer à ces élans de génie qui décèlent un grand
maître. Dans tous les arts, la contrainte est ennemie de la perfection. Dans l'éloquence,
les
régles
règles
les plus sûres que puisse suivre l'avocat, sont la nature, les circonstances
particuliéres
particulières
de sa cause
&
et
son propre goût. Si vous voulez achever de vous convaincre que le récit oratoire
admet des
ornemens
ornements
lorsque le sujet l'exige, consultez l'orateur
Romain
romain
, dans son
plaidoyer pour A. Cluentius
Plaidoyer pour A. Cluentius
: vous y verrez quels
sentimens
sentiments
, quel pathétique il répand dans cette partie du discours. Il use de la liberté
qu'il a donnée aux autres,
&
et
met en jeu jusqu'aux éclairs de l'
anthithèse
antithèse
. Faut-il peindre la conduite d'une
mere
mère
qui arrache son gendre des bras de sa propre fille, pour l'épouser elle-même,
&
et
qui poursuit son fils au criminel ? Il est difficile d'employer des
couleurs plus vives que celles-ci.Mater hujus Aviti (mater enim à me
in omni causâ, tametsi in hune hostili odio
&
et
crudelitate est, mater, inquam, appellabitur ; neque unquam illa ita de
suo scelere audiet, tu naturae nomen amittat. Quô enim est ipsum nomen amantius
indulgentiusque maternum, hoc illius marris, quae multos jam annos,
&
et
nunc quàm maxime filium interfectum cupit, fingulare scelus majore odio dignum
esse ducetis) ea igitur mater. ... ita [p461] flagrare cœpit amentiâ, sic inflammata
ferri libidine, ut eam non pudor, non pudicitia, non pietas, non macula familiae, non
hominum fama, non filii dolor, non filiae mœror à cupiditate revocaret. Orat. pro Cluent. n. 12.
La mèreLa graphie de l'original est ici plus moderne
que dans le reste du texte. d'Avitus (car, dans toute cette cause, je lui
donnerai ce nom malgré sa cruauté et sa haine implacable ; en détaillant sa
barbarie et ses crimes, je ne lui ferai point perdre un titre qu'elle tient de la
nature ; et plus ce terme semble exprimer de sensibilité et d'amour, plus il vous
rendra odieuse une
mere
mère
assez malheureuse pour désirer depuis longtemps, et aujourd'hui plus que
jamais, la mort de son propre fils), cette
mere
mère
donc ... se laissa tellement aveugler par sa passion,
tellement embraser par des feux impurs, que ni la honte, ni la vertu, ni les
sentimens
sentiments
de la nature, ni l'affront qu'elle
faisoit
faisait
à sa famille, ni sa réputation ni le désespoir de son fils, ni les
lar-
larmes
Le mot est incomplet dans l'original. La coquille semble
due au passage à la ligne qui se trouve en cet endroit. de sa fille ne purent
en amortir les ardeurs.
Quel tableau plus riche et plus touchant que celui de la
jeune épouse à qui ce divorce a ravi son époux ?Filia quæ ...
nefarium matris pellicatum ferre non posset, de quo ne queri quidem sine scelere se
posse arbitraretur, cœceros fui tanti mali ignaros esse cupiebat : in hujus
amantissimi sui fratris manibus
&
et
gremio, mœrore
&
et
lacrimis consenescebat. lb. n. 13.
Cette fille infortunée, qui ... ne
voyoit
voyait
qu'avec horreur le désordre de sa
mere
mère
,
croyoit
croyait
ne pouvoir s'en plaindre, sans commettre un crime. Contente de répandre ses
pleurs dans le sein d'un
frere
frère
qu'elle
aimoit
aimait
, elle
désiroit
désirait
que tout l'univers ignorât l'excès de ses maux, et
laissoit
laissait
ses plus belles années se flétrir dans l'amertume et la douleur.
Celui de
la
mere
mère
fait un charmant contraste avec celui-
là
là.
Tum vero illa egregia ac praeclara mater palam exultare
laetitiâ, ac triumphare gaudio cœpit, victrix filiae, non libidinis. Ibid. n. 14.
Alors cette admirable, cette incomparable
mere
mère
ne met plus de bornes à sa joie ; tout son air l'annonce ; elle
triomphe, elle s'applaudit de la victoire qu'elle vient de remporter, non sur son infâme
passion, mais sur sa fille.
L'orateur ensuite déclame avec force contre une conduite
si indigne ;
&
et
là, il met en jeu les plus grands ressorts de l'éloquence, et prodigue les
figures les plus brillantes.O audaciam singularem ! Non timuisse
si minus vim deorum hominumque famam, at illam ipsam noctem facesque illas
nuptiales ? Non limen cubiculi ? Non cubile filiae ? Non parietes denique
ipsos, superiorum testes [p463] nuptiarum ? Perfregit ac prostravit omnia
cupiditate ac furore. Vicit pudorem libido, timorem audacia, rationem amenda. Ibid. n. 15.
Quelle audace plus
singuliere
singulière
! si elle ne
redoutoit
redoutait
ni la vengeance des dieux, ni les discours des hommes, comment n'a-t-elle pas
tremblé à la vue des flambeaux solemnels, qui
éclairoient
éclairaient
cette nuit affreuse ? quoi ! ces
appartemens
appartements
habités par sa fille, ce lit nuptial, ces murs mêmes, témoins des premiers
engagemens
engagements
, ne l'ont point effrayée ! Non. Sa passion
&
et
sa fureur ont tout méprisé, tout renversé, tout foulé aux pieds :
l'honneur a cédé à un amour infâme, la crainte à l'audace, la raison à
l'emportement.
Cette narration
entiere
entière
est écrite du même
stile
style
. Vous
appercevez
apercevez
-là, sans doute, tout ce que l'art oratoire a de plus riche et de plus éclatant,
ou je ne m'y
connois
connais
pas.
Pour moi, reprit Timagène, je m'y
connois
connais
assez pour voir qu'il n'y a rien de moins simple que ce récit. Il n'est pas
nécessaire non plus d'être fort habile, pour s'
appercevoir
apercevoir
que, dans l'état présent de la cause, il
falloit
fallait
quelque chose de plus que de la simplicité. L'orateur
avoit
avait
sans doute à combattre
&
et
à dissiper un préjugé qui
naissoit
naissait
naturellement dans l'esprit des juges contre Cluentius, en le voyant poursuivi
au criminel par sa propre
mere
mère
. Il
devoit
devait
donc dévoiler les crimes de cette femme,
&
et
la peindre comme une
espece
espèce
de monstre, qui en cherchant à faire périr son fils, ne
faisoit
faisait
que mettre le comble aux horreurs dont elle
étoit
était
déjà coupable. C'
étoit
était
le vrai et l'unique moyen d'inspirer autant d'aversion pour elle, que de
compassion pour son fils. Pour y réussir, il ne
suffisoit
suffisait
pas de détailler froidement ses désordres
&
et
ses indignités ; il
convenoit
convenait
de déployer toute la magie de l'éloquence. Mais tout cela n'est qu'une exception
à la
régle
règle
commune.
Cette exception est si fréquente, répartit Euphorbe, qu'on
pourroit
pourrait
presque la prendre pour la
régle
règle
. Au reste, je l'appellerai comme il vous plaira, si vous m'accordez que
l'orateur doit étudier, avant toutes choses, la nature et les circonstances de sa
cause.
Je ne risque rien de vous accorder tout, continua Timagène : je ne peux qu'y gagner.
Mais enfin ces
ornemens
ornements
, que vous admettez dans le récit oratoire, ne doivent pas, sans doute,
paroître
paraître
avec autant de pompe
&
et
de magnificence que ceux de la poésie.La graphie de
l'original est ici (ainsi qu'à la page suivante) plus moderne que dans le reste du
texte.
Ce que vous dites est incontestable, répondit Euphorbe. L'éloquence, toute majestueuse
qu'elle est, est sage
&
et
réservée : la poésie est toujours montée sur le
cothurne,"Cothurne, s.m. Sorte de chaussure dont les Acteurs se
servoient anciennement pour jouer le tragique. Et c'est de-là qu'on dit figurément,
Chausser le cothurne, pour dire, Faire des Tragédies. On dit aussi d'Un homme, qu'Il
chausse le cothurne, pour dire, qu'Il prend un style, un ton élevé & pathétique dans
un ouvrage, dans une occasion qui ne le demande pas." (Voir Dictionnaire de l'Academie francase, 1762). se soutient par
l'enthousiasme
&
et
exige un grand appareil. Ce sujet est trop vaste pour l'entamer aujourd'hui. Le
jour s'éteint : l'heure du souper approche : remettons à traiter cette
matiere
matière
dans une autre conversation.