QUATRIÈME ENTRETIEN.
Suite des
ornemens
ornements
du
Récit
récit
Le lendemain le soleil s'étant levé dans un nuage assez épais,
sembloit
semblait
annoncer de la pluie. Timagène en profita, pour se rendre de
bonne heure dans le cabinet de son ami. Voilà, lui dit-il en entrant,
un temps favorable pour continuer nos conversations. Mais, avant
d'entamer la
matiere
matière
, dites-moi, je vous prie, quel est ce jeune agréable qui fit
hier au soir presque tous les frais de la conversation. Je ne l'ai
point encore vu chez vous. Le
connoissez - vous
connaissez-vous
depuis longtemps ?
Non, répondit Euphorbe, je l'ai peut-être vu cinq ou six fois chez moi. Il vient passer la belle saison dans
la terre de ce gentilhomme voisin, près de qui il
étoit
était
à table,
&
et
qui me l'amena hier à souper. C'est un de ces hommes qui
font métier d'esprit, qu'on appelle aimables, qu'on recherche dans les
compagnies pour animer
&
et
soutenir la conversation. Vous voyez qu'il s'en est assez
bien
acquité
acquitté
.
Assez mal, selon moi, reprit Timagène. Il parle beaucoup, il a tout
vu, tout connu ; mais, malgré cela, tous les contes qu'il nous a
faits n'ont pas eu le don de me plaire ;
&
et
je vous déclare que je n'en crois pas un mot.
Je pense, répliqua Euphorbe, qu'il ne s'est pas flatté lui-même d'un
meilleur succès, s'il a réfléchi sur le ton faux
&
et
affecté dont ses récits
étoient
étaient
accompagnés,
&
et
sur cette profusion d'esprit, plus propre à fatiguer qu'à
persuader. Je n'aime point un homme, qui, dans une conversation, veut
avoir plus d'esprit que moi,
&
et
m'oblige à en avoir beaucoup pour l'entendre. Ce n'est point
là le langage de la vérité
&
et
de la nature, de qui la narration doit emprunter son plus
bel ornement.
Rien n'est beau que le vrai ;
(dit Boileau) le vrai seul est aimable :Boileau,
Ep.
Épître
IX.
Cette épître, dédiée au
marquis de Seigneley, date de 1675. Voir Boileau, Satires, Épîtres, Art poétique, 1985 (voir
bibliographie), p. 202-206. Bérardier en cite les vers 43-44 et
85-89.
Il doit
regner
règner
partout,
&
et
même dans la fable.
...
[...]
Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant ;
Mais la nature est vraie
&
et
d'abord on la sent.
C'est elle seule qu'on admire
&
et
qu'on aime :
Un esprit né chagrin, plaît par son chagrin même.
Chacun, pris dans son air, est agréable en soi.
Je ne comprends pas trop, interrompit Timagène, comment vous allez
accorder tout ceci. Nous avons admis, il y a quelques jours, une
espece
espèce
de récit qui ne vit que de fiction. Les
poëtes
poètes
, par exemple, les fabulistes ont, en cela, autant de liberté
que les peintres.
Pictoribus atque poetis
Pictoribus atque poetis
Quidlibet audendi semper fuit æqua
potestas
Quidlibet audendi semper fuit æqua potestas
.
Horat. Art. Poët.
Horace, Art poétique.
Bérardier cite les lignes
9-10 de l'Ars poetica d'Horace (voir
bibliographie).
Ils inventent
&
et
l'action
&
et
ses circonstances, sans s'embarrasser beaucoup de cacher
leur jeu. Comment donc voulez-vous leur imposer le joug de la
vérité ?
Fût
Fut
-il jamais rien de plus contraire au vrai, que la fiction
?
Le vrai dont je parle, répartit Euphorbe, peut se trouver,
&
et
se trouve tous les jours uni à la fiction. Un moment de
patience,
&
et
vous allez en convenir. Distinguons deux
especes
espèces
de vérités ; l'une, que je nommerai vérité de faits,
&
et
l'autre, vérité de nature. La
premiere
première
, est cette loi inviolable qui oblige l'historien à ne point
altérer, ni en eux-mêmes, ni dans leurs circonstances essentielles,
les
événemens
événements
qu'il rapporte,
&
et
dont il est garant. Ce n'est point de celle-là dont il
s'agit ici : elle n'appartient qu'à l'histoire,
&
et
tout au plus, au récit de l'orateur. Sur cet objet, le
peintre
&
et
le
poëte
poète
peuvent tout oser, lorsqu'ils ne se sont pas eux-mêmes
enfermés dans des bornes étroites. La seconde, n'est autre que la
conformité
&
et
la ressemblance avec la belle nature, qui doit nos servir de
modèle dans tous les ouvrages d'esprit.L'idée de
la 'belle nature' comme objet de l'imitation des arts est défendue
par beaucoup de penseurs du XVIIIe siècle, mais les définitions en
varient fortement. Pour une introduction à la question, voir
Nathalie Kremer, Préliminaires à la théorie
esthétique du XVIIIe siècle, 2008 (voir bibliographie),
chapitre III « De la nature à la belle nature ». C'est cet
air naturel, cette ingénuité, qui dans un récit historique montre le
vrai,
&
et
qui dans la fiction même, a des
attraits plus aisés à sentir, qu'à exprimer. Nos livres saints offrent
mille endroits qui portent ce
caractere
caractère
ennemi de l'artifice
&
et
du mensonge,
&
et
qui renferment ces deux
espèces
especes
de vérités, dont je viens de parler. Tel est, par exemple,
ce court entretien de GédéonVoir article «
Gideon », dans : ISBE
Online. avec l'Ange du Seigneur.
Liv. des Juges, ch. 6
Livre des Juges, chapitre 6
.
Livre des
Juges, 6:11.
L'Ange du Seigneur, dit l'auteur sacré, apparut à
Gédéon,
&
et
lui dit : Le plus vaillant des hommes, le Seigneur
est avec vous :
&
et
Gédéon lui dit ; Dites-moi, s'il vous plaît,
Seigneur, si le Seigneur est avec nous, pourquoi sommes-nous livrés
à tous ces maux ? où sont les merveilles qu'il a faites,
&
et
que nous ont raconté nos
peres
pères
, lorsqu'ils nous
disoient
disaient
, le Seigneur nous a tirés de l'Égypte ? Aujourd'hui
le Seigneur nous a abandonnés,
&
et
nous a livrés dans les mains de Madian.Voir article « Midian; Midianites », dans : ISBE Online. Le Seigneur
jetta
jeta
un regard sur lui,
&
et
lui dit : Allez avec ce courage qui vous anime
&
et
vous délivrerez Israël des mains de Madian :
Sçachez
sachez
que c'est moi qui vous envoie. Comment, je vous prie,
Seigneur, répliqua Gédéon,
délivrerai-je Israël ? ma famille n'est rien dans la tribu de
Manassé,
&
et
je suis le dernier de la maison de mon
pere
père
. L'Ange du Seigneur répondit : Je serai avec vous,
&
et
vous battrez les Madianites comme s'ils n'
étaient
étoient
qu'un seul homme.
Cette simplicité, amie de la
droiture, se fait encore remarquer dans l'apparition d'un
Ange
ange
à la
mere
mère
de Samson
&
et
à Manué son père, dans l'histoire de Tobie,
&
et
dans presque toute l'écriture sainte. N'est-ce pas la vérité
&
et
la nature elle-même qui parle dans cet endroit du Nouveau
Testament, où
Marie-Magdeleine
Marie-Madeleine
, prenant Jésus ressuscité pour le propriétaire du jardin où
cet Homme-Dieu
avoit
avait
été enseveli, lui dit, dans le trouble où elle est :
Seigneur, si c'est vous qui l'avez ôté du tombeau, dites-moi où vous
l'avez mis,
&
et
j'irai l'enlever ? Personne ne doit ignorer quel est
l'objet qui l'occupe toute
entiere
entière
&
et
dont elle veut parler, même sans qu'elle le nomme. Voilà la
vérité que j'attribue au récit,
&
et
qui en fait le plus bel ornement. Au reste, elle rejette
l'artifice
&
et
l'affectation ; mais elle n'est pas incompatible avec
la fiction. Quelquefois simple
&
et
sans art, comme vous venez de la voir, elle admet, dans d'autres circonstances, un
stile
style
plus riche
&
et
plus étudié : mais elle ne perd jamais de vue la
nature. Enfin l'art n'a de mérite, qu'à proportion de la ressemblance
qu'il a avec elle.
Si c'est là le vrai dont il est question, ajouta Timagène, je
conviens qu'il peut se trouver dans un sujet de pure invention :
mais il faut, assurément, une main de maître, pour atteindre cette
ressemblance que vous exigez. Virgile, par exemple n'y réussit pas mal
ordinairement. Je l'
appellerois
appellerais
volontiers le peintre de la nature. Quoi de plus riche
&
et
cependant de plus naturel, que ce beau portrait du
rossignol ?
Qualis populea mœrens Philomela sub umbrâ
Amissos queritur fœtus, quos durus arator
Observans nido implumes detraxit : at
illa
Flet noctem, remoque sedens miserabile
carmen
Integrat, et mæstis late loca questibus
implet.Telle gémit à l'ombre d'un
peuplier Philomèle, inconsolable de la perte de ses petits. Un
barbare laboureur les a découverts
&
et
arrachés de leur nid, à peine revêtus d'un léger
duvet. La
mère
mere
désolée, passe les nuits dans l'amertume :
tristement fixée sur une branche, elle répète ses lugubres
accents,
&
et
fait redire à tous les échos d'alentour ses plaintes
douloureuse.
Georg, l.
Géorgiques, livre
4.
Virgile, Les Géorgiques (36-29 av. JC.), livre
4.
Desit: citation, référence
Quel coloris plus vrai, que celui qu'il
emprunte pour nous peindre le saisissement de la
mere
mère
d'Euriale, à la nouvelle de la mort de son fils !
Excussi manibus radii, revolutaque
pensa,
La navette lui échappe des mains,
&
et
l'étoffe tombe en roulant à ses pieds.
Cette idée
me rappelle toujours celle de Boileau, dans la
satyre
satire
du festin.
L'assiette volant
S'en va frapper le mur,
&
et
revient en roulant.Boileau, Satires (voir bibliographie), Satire III, vers
215-216.
Dans les sujets de pure invention, il n'appartient qu'aux écrivains
d'un goût exquis, de saisir ces nuances délicates : mais dans les
monumens
monuments
que l'histoire consacre à la postérité, je pense qu'elles
sont le fruit de la probité
&
et
de la franchise. Qui soupçonnera jamais d'imposture
Philippe de Comines
Philippe de Commynes
, ou le Sire de Joinville ? Si le mensonge veut
contrefaire la vérité, il faut qu'il nous prévienne de son
dessein ; autrement sa ruse se trahit bientôtExceptionnellement, le text original adopte ici la graphie moderne
du mot. elle-même. Heureusement nous n'avons pas beaucoup à
craindre aujourd'hui, qu'on nous surprenne par ce déguisement.
L'esprit a pris
par-tout
partout
la place du naturel. Tout le monde veut en avoir ; c'est un meuble aussi nécessaire pour
tenir quelque rang dans la république des lettres, qu'une épée ou des
manchettes de dentelles, pour être admis dans la société du beau
monde. Je vous avoue cependant, que quand je rapproche nos écrivains
des deux historiens que je viens de nommer, j'éprouve des effets biens
différens
différents
. Les derniers m'inspirent
un
une
espece
espèce
de respect : ils m'instruisent,
&
et
les faits qu'ils me rapportent, se gravent profondément dans
ma mémoire : les autres m'éblouissent
&
et
me tourmentent : de tout ce qu'ils m'ont dit, il ne me
reste que quelques pensées brillantes, ou quelques portraits
éclatans
éclatants
« Qui a de l'éclat » (Féraud, Dictionnaire critique de la langue française,
1787-88)., qui ont absorbé presque toute mon attention,
&
et
je m'en prends à moi-même de n'avoir retenu rien de plus.
De l'humeur dont je vous vois, reprit Euphorbe, si vous aviez à
rapporter les
dernieres
dernières
paroles d'un guerrier expirant, qui veut envoyer son cœur à
sa maîtresse après sa mort, par les mains d'un confident, vous ne lui
feriez pas dire, avec tout l'esprit imaginable,
Dans mon corps expiré ta main prendra mon cœur.
Tu frémis ? S'il t'es cher, est-ce un objet d'horreur ?
Quitte un vain préjugé : que le
cœur de ton maître,
À la tombe ravi, te doive un nouvel être.
Une amante, un ami l'
occupoient
occupaient
tour-à-tour ;
Je charge l'amitié de le rendre à l'amour.
Ton cœur, où je vivrai, doit au mien ce service.Bérardier cite ici Pierre-Laurent de Belloy, dit
Dormont de Belloy (1727-1775), comédien et auteur dramatique
français, connu surtout pour sa tragédie Le
Siège de Calais (1765). La citation provient de sa pièce
Gabrielle de Vergy : tragédie,
1770 (voir bibliographie), acte II, scène 2, p. 48. Dans sa «
Préface », de Belloy agite par ailleurs la question du rapport
entre événements historiques et les règles de la bienséance et
de la vraisemblance.
Et vous ne feriez pas répéter froidement mot pour mot, par cet ami,
l'ordre qu'il a reçu, devant celle à qui se fait l'envoi ?
Ce
Messager
messager
, interrompit Timagène, a dû repasser souvent, pendant sa
route, ce qu'il
devoit
devait
dire, pour ne pas oublier des expressions aussi recherchées.
N'est-il pas vrai que
Mitridate
Mithridate
&
et
Hyppolite
Hippolyte
meurent avec bien moins d'esprit que cela, dans
Racine ? Le premier se contente de dire :
. . . C'est assez, cher Arbate ;
Le sang
&
et
la fureur m'emportent trop avant,
Ne livrons pas surtout Mithridate vivant.Racine, Mithridate, 1673, acte V, scène
4.
L'autre n'a pas l'adresse d'envoyer son cœur à Aricie ; il se
borne à la recommander à son ami.
Le ciel, dit-il, m'arrache une innocente vie,
Prends soin, après ma mort, de la triste Aricie
Cher ami : si mon
pere
père
un jour désabusé,
Plaint le malheur d'un fils faussement accusé,
Pour
appaiser
apaiser
mon sang
&
et
mon ombre plaintive,
Dis-lui qu'avec douceur il traite sa captive.Racine, Phèdre, 1677, acte V, scène 6.
Théramène rapporte ces mots d'
Hyppolite
Hippolyte
mourant.
Tout cela est fort bon, poursuivit Euphorbe ; mais il faut bien
entremêler un peu de ces gentillesses, pour égayer ce tragique sombre, qui est à la mode
&
et
dont on nous rassasie aujourd'hui. Ce n'est plus ce
sentiment délicieux que fait naître la clémence d'Auguste, lorsqu'il
pardonne à Cinna
&
et
à ses complices,
&
et
ne punit la conjuration qu'ils ont formée contre sa vie, que
par les bienfaits dont il les accable ; ce n'est plus cette douce
inquiétude qu'excite en nous le danger du vainqueur d'Albe, prêt à
subir l'ignominie du supplice, pour un crime dont l'emportement
&
et
un amour aveugle pour sa patrie sont la première
source : ce ne sont plus ces larmes que nous arrache le triste
sort d'Hyppolite,
&
et
ce trépas affreux que le héros eût évité, si sa vertu eût pu
se laisser fléchir aux sollicitations d'une femme passionée, ou
redouter sa cruelle vengeance. Le festin même de Thieste, le parricide
Idomenée sont peu capables d'émouvoir nos
esprits forts
&
et
sensibles, comme les appelle un écrivain : n'
auroit
aurait
-il pas mieux fait de dire, durs
&
et
insensibles ?L'écrivain n'a pas pu, pour
l'instant, être identifié. II leur faut donc des objets plus
vigoureux. Un spectacle ensanglanté par le meurtre de presque tous les
personnages ; une
scene
scène
tendue de noir ; une action qui se passe dans un caveau
sépulchral, au milieu des tombeaux éclairés par la
lumiere
lumière
obscure d'une lampe funèbre ; un furieux qui fait
manger à son épouse le cœur de son amant : Voilà ce qui attire la
curiosité d'une foule de spectateurs
&
et
de lecteurs.C'est le décor et
l'imaginaire du roman noir qui se trouve ici associé au mélodrame.
Voir Maurice Lévy, Le Roman gothique anglais,
1995 et Alice M. Killen, Le Roman terrifiant ou
roman noir de Walpole à Anne Radcliffe..., 1920/1984 (voir
bibliographie).
Il semble, en effet, répliqua Timagène, qu'on veut nous rendre un peu
Cannibales
cannibales
. Mais j'ai peine à croire que ce genre atroce ait un succès
constant au milieu d'un peuple doux
&
et
poli, qui a toujours fait ses délices de la belle nature.
C'est un songe d'un moment, après lequel on reviendra à la méthode de
nos
peres
pères
, qui
avoient
avaient
grand soin d'écarter, ou d'adoucir les circonstances
capables de révolter le goût délicat de ceux pour qui ils
écrivoient
écrivaient
.C'est-à-dire, qui tenaient au respect
des bienséances. En effet, le choix des circonstances me
paroît
paraît
le grand art, pour
jetter
jeter
de l'ornement dans un récit. En rapprochant ce que nous
disions avant-hier à l'occasion de la
brieveté
brièveté
, de ce que vous venez d'exposer
sur la vérité, j'en conclus que les circonstances doivent avoir deux
qualités indispensables : d'abord elles doivent être
vraisemblables ; ensuite elles doivent être utiles au sujet que
l'on traite. Il faut donc un choix dans celles que l'on admet, soit
qu'elles soient enfantées par l'imagination, soit qu'elles aient pour
fondement des monuments dignes de foi.
Je suis bien aise, repartit Euphorbe en riant, de vous voir convenir
enfin, que les historiens ont encore d'autres
regles
règles
à suivre, que la simple vérité, s'ils veulent se faire lire
avec agrément. Cependant, lorsque les circonstances sont essentielles
au fait qu'on raconte, ou qu'elles sont connues, je ne doute point
qu'on ne doive préférer celles qui sont véritables, quand elles
choqueroient
choqueraient
la vraisemblance.Il faut sans doute
entendre ici, 'même si elles choquent la vraisemblance'. -- C'est un
des thèmes obligatoires de la pensée poétique et esthétique de
l'époque ; voir, sur ce point, Nathalie Kremer, Préliminaires à la théorie esthétique du XVIIIe
siècle, 2008 (voir bibliographie), chap. « Du vraisemblable
au vrai », p. 67-91.
Étoit
Était
-il vraisemblable que la passion d'Antoine pour Cléopatre,
lui fit oublier sa gloire, au point d'abandonner ses troupes à la
journée d'Actium ?
Étoit
Était
-il naturel que Néron, après avoir témoigné tant de
répugnance pour signer la condamnation d'un criminel, devint ensuite
le plus cruel des
tirans
tyrans
? Ce sont néanmoins deux choses constantes dans
l'histoire. Je
pourrois
pourrais
en citer bien d'autres. Mais, excepté dans ces conjonctures, où l'historien doit même s'appuyer
sur des preuves incontestables, un écrivain sage ne s'écartera jamais
de la vraisemblance. Caton
&
et
Néron se donnent tous deux la mort, pour éviter de tomber
entre les mains de leurs ennemis. Les circonstances de ce double
suicide, doivent être aussi différentes, que le sont les
caracteres
caractères
de ces deux hommes fameux. La crainte, le trouble, les
pleurs
conviendroient
conviendraient
aussi peu, dans ce moment, à l'ennemi de César, que la
résolution
&
et
l'intrépidité au fils d'Agrippine. Pour juger sainement de
cette vraisemblance, il faut se défaire des préjugés nationaux, de
ceux des temps
&
et
lieux où l'on vit. Parmi nous, on croit à peine qu'un
guerrier puisse s'intéresser pour une princesse, si la passion ne s'en
mêle ;
&
et
l'on ne fait pas attention, que dans les mœurs anciennes,
faire une déclaration d'amour à une personne distinguée par son rang
&
et
sa vertu, c'
étoit
était
lui faire une insulte. Il en est des usages anciens
&
et
des nôtres comme de deux objets, dont l'un
seroit
serait
à dix pas de nous,
&
et
l'autre à un quart de lieue. Dans cette perspective, le
dernier s'efface
&
et
disparoit
disparait
presque à nos
ieux
yeux
. Il faut se transporter au temps où
vivoient
vivaient
ceux que l'on prétend juger, ou du moins
se placer dans une distance convenable, pour décider avec
connoissance
connaissance
de cause sur leur
maniere
manière
d'agir. Revenons donc au précepte d'Horace.
Art. Poët.
Art poétique,
v. 317.
Respicere exemplar morum vitaeque jubebo
Dodum imitatorem,
&
et
veras hinc ducere voces.
Étudions les
caracteres
caractères
que la nature met sous nos
ieux
yeux
,
&
et
que ce même
poëte
poète
a si bien peint en
racourci
raccourci
;Ibid. v. 158.
&
et
nous y emprunterons ces traits
ressemblans
ressemblants
qui frappent tous les hommes. Nous peindrons la
légereté
légèreté
, l'impatience, la présomption de la jeunesse ;
l'ambition, les soins, la politique de l'âge mûr ; l'avidité
&
et
l'humeur chagrine du vieillard. Dans l'apologue, on ne
donnera point à l'âne une finesse qui ne convient qu'au renard ;
au cerf, l'intrépidité naturelle au lion ; au bœuf, l'étourderie
qui caractérise le papillon. On ne représentera point un homme assez
stupide, pour ajouter foi, sans examen, à tous les mensonges que lui fait un valet dont il doit se
méfier,
&
et
pour se laisser à la fin enfermer dans un sac, où ce même
valet l'assomme de coups de bâton en déguisant sa voix.
Permettez-moi d'ajouter, interrompit Timagène, on n'imaginera pas non
plus, qu'un général
Romain
romain
, devenu aveugle, s'entretient longtemps avec un empereur
qu'il a servi pendant bien des années, avec qui il a conversé cent
fois, sans le
reconnoître
reconnaître
du moins à la voix ;
&
et
cela, pour se réserver le plaisir de lui faire dire de
prétendues vérités plus
singulieres
singulières
qu'intéressantes, plus audacieuses que libres. Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi
.
Mais s'il est nécessaire que les circonstances soient vraisemblables,
il ne l'est pas moins, qu'elles soient utiles au sujet. Je ne puis me
lasser d'admirer l'adresse avec laquelle Tite-Live raconte la
maniere
manière
dont
Annibal
Hannibal
traversa les Alpes. Il entre dans un détail qui
paroîtroit
paraîtrait
&
et
qui
seroit
serait
minutieux partout ailleurs : mais il ne dit rien qui ne
contribue à rendre intéressante cette fameuse expédition. Il ne
s'amuse point à nous peindre les curiosités du pays, les fruits qu'il
porte, les animaux qui y naissent, la figure, les mœurs, les usages des
habitants
habitans
. Tout ce qu'il décrit, ne tend qu'à nous montrer la
constance inébranlable du général
Carthaginois
carthaginois
au milieu des obstacles sans nombre qu'il rencontre.Quanquam fama prius (qua incerta in majus vero ferri
solent) praecepta res erat ; tamen ex propinquo visa montium
altitudo, nivesque prope coelo immixtae, tecta informia posita
rupibus, pecora jumentaque torrida frigore, homines intonsi inculci,
animali ainanimaque omnia rigentia gelu, caetera visu quam dictu
foediora, terrorem renovarunt. Erigentibus in primos agmen clivos
apparuerunt imminentes tumulos insidentes montani. ... Annibal
consistere signa juber, Gaillisque ad visenda loca praemissis,
postquam comperit
transitu ea non esse, castra inter confragosa omnia praeruptaque,
quam extentissima potest valle, locat. Tum per eosdem Gallos, haud
sane multum lingua moribusque abhorrentes, cum se immiscuissent
colloquiis montanorum, edoctus interdiu tantum obsideri faltum,
nocte in sua quemque dilabi tecta ; ... die simulando aliud,
quam quod parabatur, consumpto ; ... ubi primum degressos
tumulis montanos, laxatasque sensit custodias, pluribus ignibus quam
pro numero manemtium in speciem
factis, impedimentisque cum equite relictis,
&
et
maxima parte peditum, ipse cum expeditis, acerrimo quoque
viro, raptim angustias evadit ; iisque ipsis tumulis, quos
hostes tenuerant, consedit : prima deinde luce castra mota,
&
et
agmen reliquum incedere coepit. Jam montani, signo dato,
castellis ad stationem solitam conveniebant ; cum repente
conspiciunt alios, arce occupata sua, super caput imminentes, alios via transire hostes. Utraque
simul objecta res oculis, animis immobiles parumper cos defixit.
Deinde ut trepidationem in angustiis, suoque ipsum tumultu misceri
agmen videre, equis maxime consternatis, quidquid adjecissent ipsi
terroris satis ad perniciem fore rati, perversis rupibus, juxta
invia ac devia assueri discurrunt. ... Tum vero simul ab hostibus,
simul ab inquitate locorum Pœni oppugnabantur ; plusque inter
ipsos, (sibi quoque tendente ut periculo prius evaderet) quam cum
hostibus certaminis erat. Equi
maxime infestum agmen faciebant, qui
&
et
clamoribus dissonis, quos nemora etiam repercussaeque
valles augebant, territi trepidabant ;
&
et
icti forte aut vulnerati, adeo consternabantur, ut stragem
ingentem simul hominum ac sarcinarum omnis generis facerent,
multosque turba, cum precipites deruptæque utrinque angustiæ essent,
in immensum altitudinis dejecit ; quosdam
&
et
armatos. Inde ruinæ maximæ modo jumenta cum oneribus
devolvebantur. Quæ quamquam foeda visu erant, stetit parumper tamen Annibal, ac suos continuit, ne
tumultum ac trepidationem augeret. Deinde postquam interrumpi agmen
vidit, periculumque esse ne exutum impedimentis exercitum nequicquam
incolumem traduxisset, decurrit ex fuperiore loco ;
&
et
cum impetu ipso sudisset hostem, suis quoque tumultum
auxit. Sed is tumultus momento temporis, postquam liberata itinera
fuga montanorum erant, sedatur ; nec per otium modo, sed prope
silentio mox omnes traducti. ... Nono die in jugum Alpium perventum
est, per invia pleraque
&
et
errores, quos aut ducentium fraus, aut ubi fides iis non
esset, temere initae valles a conjectantibus iter, faciebant. ...
Fessis taedio tot malorum, nivis etiam casus, occidente jam sidere
Vergiliarum, ingentem terrorem adjecit. Per omnia nive oppleta cum,
signis prima luce motis, segniter agmen Incederet, pigritiaque
&
et
desperatio in omnium vultu emineret, progressus signa
Annibal, in promontorio quodam, unde longe ac late prospectus erat,
consistere jussis militibus, I a Iiam ostentat, subjectosque Alpinis
montibus circumpadanos campos ;
mœniaque eos tum transcendere, non Italiæ modo, sed etiam urbis
Romans. Caetera plana, proclivia fore, uno, aut summum altero prælio
arcem
&
et
caput Italiæ in manu ac potestate habituros. Procedere
inde agmen coepit. ... Ventum deinde ad multo angustiorem rupem,
atque ita rectis faxis, ut ægre expeditus miles tentabundus,
manibusque retinens virgulta ac stirpes circa eminentes, demittete
se posset. Natura locas jam ante præceps, recenti terrae lapsu, in
pedum mille admodum aimudincm abruptus erat. Ibi cum velut ad finem vlæ equites constitissent, miranti
Annibali quae res moraretur agmen, nunciatur rupem inviam esse.
Digressus deinde ipse ad locum visendum. Haud dubia res visa, quin
per invia circa, nec trica antes, quamvis longo ambitu circumduceret
agmen. Ea vero via insuperabilis fuit. Nam cum super veterem nivem
intactam nova modicæ altitudinis esset, molli, nec prealtæ nivi
facile pedes ingredientium insistebant. Ut vero tot hominum
jumentorumque incesse dilapsa est, per nudam infra glaciem, fluentemque tabem liquescentis nivis
ingrediebantur. Terra ibi luctatio erat : ut a lubrica glacie
non recipiente vestigium,
&
et
in prono citius pede se sallente,
&
et
seu manibus in assurgendo, seu genu se adjuvissent, ipsis
adminiculis prolapsi si iterum corruissent, nec stirpes circa
radicesve ad quas pede aut manu quisquam eniti posset, erant ;
ita in levi tantum glacie tabidaque nive volutabantur jumenta ;
secabant interdum etiamtum insimam
ingredientia nivem,
&
et
prolapsa jactandis gravius in continendo ungulis, penitus
perfringebant : ut pleraque velut pedica capta haererent in
durata
&
et
alte concreta glacie. Tandem nequicquam jumentis atque
hominibus fatigatis, castra in jugo posita, aegerrime ad idipsum
loco purgato : tantum nivis sodiendum atque egerendum fuit.
Inde ad rupem muniendam per quam unam via esse poterat, [p.187]
milites ducti, quum caedendum esset saxum, arboribus circa immanibus
dejectis detruncatisque, struem ingentem lignorum faciunt ;
eamque (cum
&
et
vis venti apta faciendo igni coorta esset) succendunt,
ardentiaque faxa infuso aceto putrefaciunt. Ita torridam incendio
rupem ferro pandunt, molliuntque amfractibus modicis clivos, ut non
jumenta solum, sed elephanti etiam deduci possent. Quatriduum
[p.188] circa rupem consumptum, jumentis prope fame absumptis :
nuda enim fere cacumina sunt,
&
et
si quid est pabuli, obruunt nives. //Liv. l. 21, c.
32//.
Le texte latin correspond à
Tite-Live, //Ab urbe condita//, liber XXI, section 32 (voir
bibliographie).
La renommée, dit-il, qui, d'ordinaire, exagère
les objets qu'on ne connaît pas à fond
avoit
avait
déjà prévenu les Carthaginois des difficultés de ce
passage. Mais lorsqu'ils furent à portée de découvrir la hauteur des
montagnes, les neiges élevées presque jusqu'au ciel, quelques
chauminesC'est-à-dire, quelques
chaumières. grossières placées sur les rochers, des
troupeaux déssechés par le froid, des hommes hideux
&
et
dégoûtants, tous les êtres animés
&
et
insensibles engourdis par un air toujours glacé,
&
et
mille autres objets dont
l'horreur se sent mieux qu'on ne peut la peindre, leur frayeur
redoubla. À peine les premiers rangs eurent-ils fait quelques pas en
montant sur les collines, qu'ils apperçurent au-desses de leurs
têtes les montagnards campés sur les hauteurs. ... Annibal fait
faire halte,
&
et
détache un corps de Gaulois pour examiner les lieux :
on lui rapporta que le chemin
étoit
était
impraticable. Alors ayant choisi le vallon le plus
spacieux, il y plaça son camp entre des précipices
&
et
des rochers escarpés. Comme les Gaulois de son armée
avaient à peu près le même langage
&
et
les mêmes mœurs que les montagnards, il les engagea à lier
conversation avec eux ;
&
et
par ce moyen, il apprit qu'ils ne tenaient leur poste dans les bois que pendant le jour,
&
et
que la nuit chacun se retirait chez soi. ... Il passa le
jour suivant à feindre toute autre chose que ce qu'il
méditait ; ...
&
et
dès qu'il s'apperçut que les montagnards avaient abandonné
la cime des collines,
&
et
que les sentinelles s'étaient retirés, il fit allumer dans
son camp un plus grand nombre de feux que ne l'exigeait la quantité
des troupes qui dévaient y demeurer, pour tromper l'ennemi par cette
apparence : il y laissa ses gros bagages, sa cavalerie
&
et
la plus grande partie de son infanterie : il prend
avec lui l'élite de ses troupes, franchit rapidement les défilés,
&
et
va se placer sur ces mêmes hauteurs qu'avaient occupé les
ennemis. À la pointe du jour, le reste
de l'armée décampa
&
et
se mit en marche. Déjà les montagnards, au premier signal,
sortaient de leurs bourgades,
&
et
se rendaient à leur poste ordinaire, lorsqu'ils
s'apperçurent qu'une partie des Carthaginois
avoit
avait
pris leur place
&
et
dominait sur eux,
&
et
que l'autre continuait sa route. À ces deux objets qui les
frappèrent tout-à-la-fois, ils demeurèrent un moment
interdits ; mais ayant observé que les défilés jettaient de la
confusion dans l'armée ennemie, qu'elle s'embarrassait elle-même
dans sa marche,
&
et
que la frayeur des chevaux surtout y causait beaucoup de
trouble, ils crurent que la moindre épouvante qu'ils pourraient
ajouter, suffirait pour la mettre en déroute. Accoutumes à gravir
dans ces gorges tortueuses
&
et
impraticables, ils font rouler sur les ennemis d'énormes
rochers,
&
et
fondent sur eux de tous côtés. Alors les Carthaginois se
trouvèrent obligés de résister tout-à-la-fois aux assauts qu'on leur
livrait,
&
et
à la difficulté du ·terrein·. Ils avaient même moins à se
défendre contre l'ennemi, que contre leurs propres soldats ;
chacun étant disposé à sacrifier son voisin pour échapper plutôt au
danger. Les chevaux causaient le plus grand désordre. Effrayés par
des cris lamentables, dont l'horreur
étoit
était
encore multipliée par les échos des bois
&
et
des vallées, ils s'agissaient violemment. S'il arrivait
qu'ils fussent frappés ou blesses, ils s'emportaient avec une telle fureur, qu'ils renversaient les
hommes
&
et
jettaient leur charge à droite
&
et
à gauche. Au milieu d'un pareil tumulte, dans des sentiers
bordés des deux côtés de précipices escarpés, plusieurs tombèrent
dans des gouffres profonds,
&
et
quelques-uns avec leurs armes. C'était un spectacle
affreux, de voir rouler dans ces abîmes les bêtes de sommes avec
leurs fardeaux. La vue de ces objets
étoit
était
bien triste pour Annibal. Cependant il ne quitta point son
poste,
&
et
contint quelque temps ses troupes, de peur d'augmenter le
trouble
&
et
la confusion. Mais ensuite, s'appercevant que la
communication
étoit
était
coupée entre les deux lignes de son armée, il vit qu'il
étoit
était
en danger de perdre ses bagages,
&
et
qu'alors, inutilement le reste de ses troupes échapperait
à ces défilés. Il partit donc de ses hauteurs, vint tomber sur
l'ennemi, le mit en fuite,
&
et
en même temps augmenta le désordre des siens. Mais un
moment après, les chemins étant devenus libres par la retraite des
montagnards, tout se calma,
&
et
ils sortirent de ces lieux paisiblement
&
et
prèsque sans bruit. ... Le neuvième jour on arriva au
sommet des Alpes, par des chemins la plupart inconnus jusqu'alors,
et, après bien des marches inutiles, occasionnées, tantôt par la
mauvaise foi des guides, tantôt par l'incertitude où l'on se
trouvait lorsqu'on/* desit : vérifier "fessis" */
qu'on refusait de se fier à eux,
&
et
qu'on
étoit
était
obligé de s'engager aveuglément dans ces vallons,
&
et
d'y suivre de simples conjectures. ... Les soldats
étoient
étaient
dégoûtés
&
et
excédés de tant de fatigues. On
étoit
était
déjà au mois de Novembre : la neige qui tomba alors,
fut un nouveau sujet d'effroi pour eux. On décampa au point du
jour : l'armée s'avançait lentement à travers des sentiers
couverts de neige ;
&
et
comme le désespoir
&
et
le découragement paraissaient sur tous les visages,
Annibal s'avance aux premiers rangs, fait faire
alte
halte
sur une élévation, d'où l'on découvrait un
horison
horizon
immense ; montre à ses soldats l'Italie, les
campagnes arrosées par le Pô
&
et
qui s'étendent au pied des
Alpes ;
&
et
il ajoute, que c'étaient moins les remparts de l'Italie
qu'ils franchissaient alors, que ceux de Rome même ; que ce qui
restait à faire n'était qu'un jeu ; qu'une ou deux batailles
leur mettrait entre les mains la capitale de l'Italie. Après cette
exhortation, on se remit en marche. ... On arriva bientôt à un
sentier beaucoup plus étroit,
&
et
où les rochers
étoient
étaient
tellement collés à pic, qu'un soldat, sans armes, n'y
seroit
serait
descendu qu'avec bien de la peine, avec de grandes
précautions,
&
et
en saisissant avec la main les broussailles
&
et
les racines qui sortaient du rocher. Ce lieu
étoit
était
escarpé par lui-même : mais un éboulement de terre
tout récent, en
avoit
avait
fait un précipice de mille pieds de
profondeur. La cavalerie s'arrêta à ce pas, comme au terme de sa
route. Annibal surpris, demande ce qui retarde sa marche : on
lui dit, que le sentier dans le roc n'est plus praticable. Sur cela,
il va lui-même examiner les lieux. Il crut aussitôt qu'il n'y
avoit
avait
pas à balancer de faire prendre un long circuit à son
armée, par des chemins qui n'avaient été ni battus ni frayés
jusqu'alors. Mais cette route lui fut aussi bientôt fermée. Sur la
neige ancienne
&
et
qui n'avait jamais été entamée, il en
étoit
était
tombé quelques pouces de nouvelle. D'abord le pied
s'arrêtait facilement sur ce duvet encore mol
&
et
peu profond ; mais lorsqu'il eut été mis en fusion
sous les pas de tant d'hommes
&
et
d'animaux, il fallut marcher
sur la glace humectée par le limon de cette neige fondue. Ce fut
alors qu'ils éprouvèrent les peines les plus grandes. La glace unie
n'offrait au fantassinC'est-à-dire, au soldat de
l'infanterie. qu'un sol glissant, où ses pieds se dérobant
sous lui le renversaient à chaque instant ; et, dans cette
situation, s'il faisait effort des mains
&
et
des genoux pour se relever, ces nouveaux soutiens le
trahissaient encore : il retombait, sans rencontrer autour de
lui ni branches ni racines qui pussent lui donner un point d'appui.
Les bêtes de charge n'étaient pas plus assurées sur cet enduit
solide
&
et
couvert d'une neige détrempée : quelquefois il cédait
sous leurs pas ;
&
et
ces animaux, pour se relever ou se soutenir, frappaient si
pesamment la terre, qu'ils pénétraient jusqu'aux dernières couchés
de ces neiges éternelles : plusieurs alors ne
pouvoient
pouvaient
plus dégager leurs pieds
&
et
se trouvaient arrêtés, comme par des entraves, dans ces
glaces épaisses
&
et
durcies depuis longtemps. Enfin,
&
et
après bien des fatigues inutiles, on campa sur le sommet
de la montagne. On eut même bien de la peine à nettoyer un espace de
terrain suffisant pour cela ; tant il fallut creuser
&
et
transporter de neige. Annibal ramena ensuite ses soldats,
pour percer le rocher à travers duquel seul il
pouvoit
pouvait
s'ouvrir un chemin. Comme il fallait tailler dans le roc
vif, on abattit
&
et
on mit en éclats de grands arbres qui se trouvèrent aux
environs, on en forme un énorme bûcher, on y mit le feu,
&
et
il ne tarda pas à s'enflammer, à l'aide d'un vent violent
qui s'était élevé ;
&
et
lorsque la pierre fut bien embrasée, on acheva de la
dissoudre avec du vinaigre. La roche étant ainsi calcinée, on l'ouvre avec le fer, on adoucit les
pentes par de légers détours,
&
et
l'on conduit des sentiers assez faciles pour donner
passage,
non-
non
seu-seulement
seulement
aux bêtes de somme, mais aux
éléphans
éléphants
. Quatre jours furent employés à ce travail. Les chevaux
étoient
étaient
prêts à périr de faim sur ces montagnes dépouillées
&
et
arides,
&
et
où le peu de
fourage
fourrage
qui
pouvoit
pouvait
se rencontrer,
étoit
était
couvert par la neige...
Tite-Live, Ab urbe condita, liber XXI,
section 32. (voir bibliographie). Voilà, sans doute, un récit
bien circonstancié, dont je vous ai même épargné une partie, pour ne
pas abuser de votre complaisance. S'il s'
agissoit
agissait
ici de décrire un simple voyage,
fut
fût
-ce celui d'un souverain, l'
Auteur
auteur
en
auroit
aurait
dit beaucoup trop : mais il est question d'une
entreprise qui mit Rome dans le plus grand danger. Tout ce qui tend à
montrer la fermeté
&
et
la résolution du héros de Carthage, est utile au but qu'on
se propose,
&
et
doit trouver ici sa place. En lisant les campagnes d'un
Turenne, d'un Montecuculli,Raimondo Graf Montecuccoli (1609-1680) était un
général, diplomate et politicien autrichien. On peut consulter
Helmut Neuhaus, "Montecuccoli, Raimund Fürst von", dans : Neue Deutsche Biographie, 1997 (voir
bibliographie) et www.deutsche-biographie.de. je m'arrête avec plaisir
à un buisson, à une ravine. Ce sont de petits objets : mais ils
cachent de grandes choses.
Nous trouvons dans le judicieux Tacite, reprit Euphorbe, un fait qui
revient à ce que vous venez de dire.Annal. L. 11.
c. 31
.Tacite, Annales, livre XI, section 31 (voir bibliographie).
Messaline, femme de Claude,
avoit
avait
porté l'effronterie jusqu'à épouser publiquement un certain
Silius. Pendant un voyage que l'empereur fit à Ostie,
&
et
où il apprit ce désordre, elle célébra dans sa maison de
Rome une fête des Bacchanales. Entre les extravagances auxquelles se
livra cette infâme compagnie,
&
et
que l'historien nous décrit, un certain Vectius Valens
s'avisa de monter sur un grand arbre ;
&
et
comme on lui demanda ce qu'il
découvroit
découvrait
de si haut, Un orage affreux,
répondit-il, qui se forme du côté d'Ostie.
Cette
circonstance, assurément, n'
étoit
était
pas digne du sujet, si elle n'eût contribué à annoncer
d'avance la catastrophe sanglante de cette
espece
espèce
de comédie.
Cette utilité des circonstances suffit seule, pour ennoblir
&
et
rendre précieuses celles qui,
par elles-mêmes, semblent avoir quelque chose de bas. Il n'en
faudroit
faudrait
point d'autre preuve que le détail que fait Cicéron du
départ de Milon, dans sa narration du
plaidoyé
plaidoyer
La graphie originale n'est pas attestée
dans les dictionnaires de référence ; elle apparaît dans le Thresor de la langue françoyse de Jean Nicot,
qui date de 1606. qu'il fit pour ce sénateur. Milon, dit-il, après avoir assisté au sénat, tout le
temps qu'
avoit
avait
duré l'assemblée, revient chez lui, change de chaussure
&
et
d'habit, attend un moment que sa femme ait fait tous les
préparatifs qui sont alors d'usage,
&
et
il part ensuite.
Quoi de plus vil, que ces
peintures de ménage
&
et
de toilette, si l'on s'arrête au premier coup-d'
œuil
œil
? Mais toute cette bassesse
disparoît
disparaît
auprès du grand avantage que retire l'orateur de cet exposé
simple
&
et
naïf.
Dites-moi, je vous prie, répliqua Timagène, de quelle utilité peut
être à un homme accusé d'un meurtre, le changement de sa chaussure,
&
et
la toilette de sa femme ? Je n'ai jamais bien saisi
l'adresse de Cicéron dans cet endroit.
Cette utilité consiste, répondit Euphorbe, à établir une des preuves
les plus favorables à l'accusé, parce qu'elle est tirée de la nature.
Dans la cause présente, l'orateur ne
pouvoit
pouvait
nier que Claudius eût été mis à mort,
&
et
qu'il l'eût été par Milon, ou
du moins par ses gens. Le fait
étoit
était
certain : Rome toute
entiere
entière
en
étoit
était
convaincue. Que
devoit
devait
donc faire l'avocat dans cette conjoncture, pour défendre
l'innocence de sa partie ? Prouver que Milon n'
avoit
avait
formé aucun projet criminel, qu'il n'
étoit
était
point un assassin, mais un brave homme, qui
avoit
avait
sû défendre ses jours dans une attaque imprévue,
&
et
faire tomber un scélérat dans le
piege
piège
qu'il lui
avoit
avait
tendu à lui-même. Pour remplir cet objet, Cicéron fait usage
de ce principe universellement reconnu, que la tranquillité n'habite
point dans un cœur qui médite un grand crime. Il s'attache à montrer,
que la paix la plus profonde
régnoit
régnait
dans l'
ame
âme
de Milon, au moment de son départ de Rome, c'est-à-dire,
quelques heures avant la mort de
Clodius
Claudius
;
&
et
pouvoit
pouvait
-il mieux le prouver, que par le choix de ces circonstances
si minces en elles-mêmes,
&
et
qu'il rapporte avec tant d'ingénuité ! Un esprit
occupé, ou plutôt troublé par la disposition d'un grand forfait,
a-t-il assez de sang-froid pour examiner quel habillement il doit
prendre, pour se prêter aux
ajustemens
ajustements
&
et
aux longueurs d'une femme ? De pareilles minuties sont
à peine supportables, quand on se propose
une simple promenade.
Admirez mon peu d'attention, poursuivit Timagèe. En lisant Cicéron, j'
avois
avais
toujours éprouvé l'effet de cette
espece
espèce
de preuve. Milon me
paroissoit
paraissait
le plus tranquille,
&
et
dès-lors
dès lors
le plus innocent des hommes ;
&
et
je n'
avois
avais
jamais réfléchi sur l'adresse de l'orateur. C'est
apparemment par la même raison que
Philippes de Commines
Philippe de Commynes
pour nous prouver la terreur qui
régnoit
régnait
dans les deux armées de Louis XI
&
et
du
Comte de Charolois
Comte de Charolais
, à la journée de
Montlhery
Montlhéry
, s'arrête sur deux circonstances qui, par elles-mêmes, ont
peu de dignité,
&
et
qu'il accompagne même d'une reflexion plaisante.
Chroni. de Louis XI
Chronique de Louis XI
, chap. VI, Ed. de 1576.
La Chronique de Louis XI, de 1461 à 1483, première
édition de 1524, attribuée à Phillippe de Commynes (1447-1511), est
aujourd'hui connu sous le titre de Mémoires.
La citation vient du vol. 1, livre I, chapitre IV : « La
bataille de Montlhéry », p. 27-36 dans notre édition de référence
(voir bibliographie). Le passage entier est le suivant : « De
la part du Roy fouyt le conte du Mayne & plusieurs aultres,
& bien huit cens hommes d'armes. Aulcuns ont voulu dire que
ledict conte avoit intelligence avecques les Bourguignons ;
mais à la vérité, je croy qu'il n'en fut oncques riens. Jamais plus
grand fuyte ne fut des deux costez, & par especial demourerent
les deux princes aux champ. Du cousté du Roy, fuigt ung homme
d'estat jusques a Lusignen, sans repaistre, & du costé du conte,
ung aultre homme de bien jusques au Quesnoy le Conte. Ces deux
n'avoient garde de se mordre ! » (p. 30).Du côté du Roi, dit-il, fuit un homme d'état, qui
s'enfuit jusqu'à Lusignan, sans repaître ;
&
et
du côte du comte, un autre homme de bien, jusqu'au
Quesnai-le-Comte. Ces deux n'
avoient
avaient
garde de se mordre l'un l'autre.
Cette aveugle
frayeur de deux seigneurs de marque, nous fait conjecturer quelle
étoit
était
celle des officiers subalternes
&
et
du soldat.
Puisque vous parlez des
sentimens
sentiments
intérieurs de l'
ame
âme
, reprit Euphorbe, un bon narrateur ne se contente pas
toujours de les abandonner à nos conjectures ; souvent il les
peint lui-même :
&
et
ces peintures peuvent être mises au même rang que celles des
circonstances, puisqu'elles ont les mêmes qualités,
&
et
qu'elles n'embellissent pas moins le récit. Tite-Live est
inimitable dans ces sortes de tableaux, qu'il a répandus en plusieurs
endroits de son histoire. Partout ils animent
&
et
échauffent son style. Ce n'est pas assez pour lui de nous
exposer les actions, les faits
&
et
les choses sensibles qui frappent les
ieux
yeux
: il nous ouvre, pour ainsi dire, l'esprit
&
et
le cœur de ses personnages,
&
et
nous y montre le jeu des passions, qui sont les vrais
ressorts des exploits
éclatans
éclatants
, comme des grands crimes. Choississons-en quelques exemples
dans le grand nombre de ceux qu'il nous présente. Voici les couleurs
dont il peint les Horaces
&
et
les Curiaces prêts d'en venir aux mains.Terni juvenes magnorum exercituum animos gerentes concurrunt. Nec
his nec illis periculum suum ; publicum imperium servitiumque
obversatur animo, futuraque ea deinde patriæ fortuna, quam ipsi
fecissent. Liv., lib. I, n. 25.
Tite-Live, Ab urbe condita,
liber I, section 25 (voir bibliographie).
Ces jeunes héros,
renfermant dans leurs cœurs tout le courage de deux grandes armées,
s'avancent l'épée à la main, sans penser à leur propre danger :
les uns
&
et
les autres ne s'occupent que de l'esclavage ou de l'empire
réservé à leur patrie. Ils se représentent qu'elle n'aura désormais
d'autre sort, que celui qu'ils vont lui assurer par leur victoire ou
leur défaite.
Avec quel art
&
et
quelle vérité ce même auteur décrit-il les réflexions que
firent les Romains, après avoir nommé le jeune Scipion pour succéder,
en Espagne, à son pere
&
et
son onclePost rem actam, ut jam
resederat impetus animorum ardorque, silentium subito ortum
&
et
tacita cogi tatio, quidnam egissent novi, quod favor plus
valuisset quam ratio, AEtatis maxime pœnitebat. Quidam fortunam
etiam domus horrebant, nomenque ex duabus funestis familiis, in eas
provincias, ubi inter sepulchra patris patruique res gerendae
essent, proficiscentis. Lib 26, n.18.
Tite-Live, Ab urbe condita, liber XXVI,
section 18 (voir bibliographie). ? Tout étant terminé, lorsque les premiers transports furent calmés,
à cette ardeur succéda un profond silence. Chacun réfléchit sur ce
qu'il venoit de faire. On se reprochoit d'avoir plus écouté la
faveur que la raison, dans cette nouveauté. La jeunesse surtout de leur général les
allarmoit
alarmait
: son nom même, qu'il empruntoit de deux familles
malheureuses, sembloit avoir quelque chose de sinistre,
&
et
ne lui annoncer que des revers dans un pays où il alloit
commander au milieu des tombeaux de son père
&
et
de son oncle.
C'est avec la même force qu'il
dépeint le désespoir des Romains, enfermés dans les défilés de Caudium
;Lib. 9, n. 2, 3
&
et
4.
Tite-Live, Ab urbe condita, liber IX, sections 2 à 4 (voir
bibliographie). leur consternation
&
et
leurs alarmes à l'arrivée des Gaulois prêts de s'emparer de
Rome.Lib. 5, n. 39.
Tite-Live, Ab urbe condita, liber V, section
39 (voir bibliographie). Partout, en le lisant, on voit non
seulement combattre
&
et
agir, mais penser.
Croyez-vous, interrompit Timagène, que vos
Auteurs
auteurs
latins l'emportent sur les nôtres dans cette partie ?La comparaison des mérites respectifs des auteur
classiques et modernes renvoie à la célèbre 'Querelle des Anciens et
des Modernes'. Pour moi, je ne crains point de mettre en
parallèleContrairement au reste du texte, la
graphie du terme est ici moderne. avec tout ce que vous venez
de citer, le bel endroit de Corneille sur
la mort de Pompée ;
Aucun gémissement à son cœur échappé
Ne le montre, en mourant, digne d'être frappé.
Immobile à leurs coups, en lui-même il rappelle
Ce qu'eut de beau sa vie,
&
et
ce qu'on dira d'elle,
Et tient la trahison que le roi leur prescrit
Trop au-dessous de lui, pour y prêter l'esprit,
Sa vertu dans leur crime augmente ainsi son lustre
Et son dernier soupir est un soupir illustre,
Qui de cette grande âme achevant les destins,
Étale tout Pompée aux yeux des assassins.Pierre Corneille, La Mort de Pompée,
1643 (voir bibliographie), acte II, scène
2.
C'est bien penser, assurément, que de faire penser ainsi un
héros ;
&
et
je ne puis m'empêcher d'appliquer à l'
Auteur
auteur
lui-même son derniers vers,
&
et
de dire, que ce magnifique morceau étale tout Corneille aux
ieux
yeux
de ses lecteurs.
Pour vous prouver, continua Euphorbe, que je
reconnois
reconnais
tout le mérite des modernes, j'ajouterai à l'exemple que
vous apportez, celui de M. Fléchier, dans
l'oraison funèbreContrairement au reste du texte, la graphie du
terme est ici moderne. du vicomte de Turenne. Turenné meurt, tout se confond, la fortune chancelle,
la victoire se lasse, la paix s'éloigne, les bonnes intentions des
alliés se rallentissent, le courage des troupes est abattu par la
douleur
&
et
ranimé par la vengeance ; tout le camp demeure
immobile ; les blessés pensent à la perte qu'ils ont faite,
&
et
non pas aux blessures qu'ils ont reçues ; les pères
mourants envoient leurs fils pleurer sur leur général
mort.
Esprit Fléchier, Oraison funébre de [...] Henri de La Tour d'Auvergne, vicomte de
Turenne, 1676 (voir bibliographie). ... Rien n'est
plus curieux, pour un lecteur, que de découvrir ainsi tous les
sentiments qui partagent un grand peuple. Nous apprendre ce qu'ont
fait les hommes, c'est nous instruire à demi ; il faut les faire
connoître
connaître
eux-mêmes.
Si les historiens, répliqua Timagène, sont tenus de nous faire
connoître
connaître
ceux dont ils parlent, ils ont pour cela, ce me semble, un
moyen bien facile : ce sont les
caracteres
caractères
&
et
les portraits. Ils y rencontrent le double avantage de
plaire
&
et
d'instruire.Renvoi au précepte d'origine
horacienne de 'prodesse
&
et
delectare' ; voir Horace, Ars
poetica, vers 333 : « Aut prodesse volunt aut delectare
poetae ». Mais à propos de cette question, je
voudrois
voudrais
bien
connoître
connaître
la différence exacte de ce qu'on appelle portraits,
caracteres
caractères
&
et
descriptions.
On peut avoir à peindre, répartit
Euphorbe, une action, un lieu, un être raisonnable ou supposé tel. Le
détail d'un fait particulier, par exemple, d'une bataille, d'une
tempête, d'un voyage, l'énumération de ce qui compose un pays ou un
canton, s'appelle description.Cette définition de
la description représente, par rapport à la mise en place
progressive, au XVIIIe siècle, d'une opposition structurelle entre
description et narration, une prise de position
traditionnaliste. Le portrait
&
et
le
caractere
caractère
ne conviennent qu'aux êtres raisonnables, ou du moins
animés ;
&
et
dans cette
derniere
dernière
espece
espèce
, le portrait expose les qualités extérieures
&
et
intérieures ; au lieu que le
caractere
caractère
, pris à la rigueur, doit se borner à celle de l'
ame
âme
: mais souvent on le confond avec le portrait, comme
vous le pouvez voir dans
la Bruyere
La Bruyère
. Un rhéteur vous
feroit
ferait
d'autres divisons, qui ne sont admises que dans les
écoles.
Quelque nom qu'on leur donne, reprit Timagène, avouez que les uns
&
et
les autres font un bel effet dans le récit,
&
et
y jettent beaucoup d'ornement. D'ailleurs, ces morceaux
saillans
saillants
ont l'avantage de faire une impression plus vive sur
l'esprit,
&
et
par-là
par là
se gravent plus aisément dans la mémoire. Je n'oublierai
jamais la description du combat de Télémaque avec Hyppias. À peine Télémaque eut tiré son épée, qu'Hyppias, qui
voulait profiter de l'avantage de sa
force, se jeta sur le jeune fils d'Ulysse pour la lui arracher.
L'épée se rompt dans leurs mains : ils se saisissent
&
et
se serrent l'un l'autre ; les voilà, comme deux bêtes
cruelles qui cherchent à se déchirer : le feu brille dans leurs
yeux ; ils se raccourcissent, ils s'allongent, ils se baissent,
ils se relèvent, ils s'élancent, ils sont altérés de sang. Les voilà
aux prises pieds contre pieds, mains contre mains ; ces deux
corps entrelacés paraissent n'en faire qu'un : mais Hippias,
d'un âge plus avancé, semblait devoir accabler Télémaque, dont la
tendre jeunesse
étoit
était
moins nerveuse. Déjà Télémaque, hors d'haleine, sentait
ses genoux chanceler. Hippias le voyant ébranlé, redouble ses
efforts. C'en
étoit
était
fait du fils d'Ulysse, il allait porter la peine de sa
témérité
&
et
de son emportement, si Minerve, qui veillait de loin sur
lui,
&
et
qui ne le laissait dans cette extrémité de péril que pour
l'instruire, n'eût déterminé la victoire en sa faveur.
Fénelon, Les Aventures de
Télémaque, 1699 (voir bibliographie), livre XIII, p.
277-278. N'êtes-vous point enchanté, comme moi, de la
vivacité de cette peinture ? Les voilà,
comme deux bêtes cruelles qui cherchent à se déchirer
. On
suit tous leurs
mouvemens
mouvements
. Ils se raccourcissent, ils s'allongent, ils se baissent, ils se
relevent.
... Voilà ce que le pinceau ne peut exprimer sur
la toile. C'est moins une lecture, qu'un spectacle intéressant.Ici affleure la problématique du paragone, de la
comparaison des arts : la limitation de la peinture à
l'instant, la capacité du récit de représenter le mouvement dans le
temps, le caractère visuel et théâtral d'un tel passage de
texte.
J'admire encore plus que tout cela, ajouta Euphorbe, la sagesse
&
et
le naturel qui
regnent
règnent
dans l'ordonnance de ce tableau. Point d'idée gigantesque,
point de confusion, point d'expressions outrées ou inutiles. Au reste,
n'avez-vous pas un petit intérêt particulier, qui vous rend plus cher
encore ce morceau vraiment beau par lui-même ? Messieurs les
militaires ont cela de commun avec les jeunes gens ; ils se
passionnent pour tout ce qui a quelque rapport avec la guerre
&
et
les combats.
Tout comme il vous plaira, répliqua Timagène ; mais vous ne
pouvez disconvenir que cet intérêt ne soit bien légitime, quand
l'écrivain a le talent de le faire naître. II y a une
espece
espèce
d'adresse dans le récit qui le transforme, pour ainsi dire,
en drame,
&
et
qui lui donne toute la vivacité d'une action, lorsqu'on sait
ne présenter au lecteur que ce qui
pourroit
pourrait
être aperçu par un spectateur,
&
et
lui laisser deviner tout le reste. Il me semble que
c'est-là
c'est là
le plus grand art de Tite-Live
dans le fameux combat des Horaces
&
et
des Curiaces.Consederant utrimque pro
castris duo exercitus, periculi magis præsentis quam curae expertes.
Quippe imperium agebatur, in tam pancorum virtute atque fortuna
positum. Itaque ergo erecti suspensique in minime gratum spectaculum
animo intenduntur. Datur signum. ... Ut primo statim concursu
increpuere arma, micantesque fulsere gladii, horror ingens
spectantes perstringit : et neutro inclinata spe, torpebat vox
spiritusque. Conseriis [p202] deinde manibus cum jam non motus
tantum corporum agitatioque anceps telorum armorumque, sed vulnera
quoque et sanguis spectaculo essent, duo Romani super alium alius,
vulneratis tribus Albanis, exspirantes corrueruerunt. Ad quorum
casum cura conclamasset gaudio Albanus exercitus, Romanas legiones
jam spes tota, nondum tamen cura deseruerat, exanimes vice unius,
quem tres Curiatii circumsteterant. Forte is integer fuit, ut
universis solus nequaquam par, sic adversus singulos [p203] ferox.
Ergo ut segregaret pugnam eorum, capessit fugam, ita ratus
secuturos, ut quemque vulnere affectum corpus sineret. Jam
aliqnantum spatii ex eo loco, ubi pugnatum est, aufugerat, cum
respiciens videt magnis intervallis sequentes : unum haud
procul ab sese abesse : in eum magno impetu redit. Et dum
Albanus exercitus inclamat Curiatiis, ut opem ferant fratri, jam
Horatius coeso hoste victor [p204] secundam pugnam petebat. {Tunc}
clamore, qualis ex insperato faventium solet, Romani adjuvant
militem suum, et ille defungi praelio festinat. Dec. 1. Lib. I n. 25.
Tite-Livre, Ab Urbe condita
(voir bibliographie), liber I, section 25.
Les deux armées, dit-il, s'étaient placées devant
leurs retranchements, pour être témoins d'un combat, où, sans
partager le danger, elles avaient grande part aux craintes
&
et
aux alarmes. Il ne s'agissait de rien moins que de
l'empire,
&
et
leur sort dépendait de la bravoure
&
et
du bonheur d'un petit nombre de combattants. Ainsi, dans
l'agitation
&
et
l'incertitude, tous portent leur attention vers un
spectacle qui n'avait pour eux rien d'agréable. On donne le signal.
... au premier choc, le bruit des armes, l'éclat effrayant des épées
jettent une secrète horreur dans l'âme des spectateurs. Tandis qu'un
égal avantage tient l'espoir en suspens, l'inquiétude
&
et
le silence règne des deux côtés. Bientôt le combat
s'anime : alors ce ne sont plus seulement les diverses
attitudes des combattants, le mouvement irrégulier des traits
&
et
des armes qui frappent les yeux : on apperçoit des
blessures ; on voit couler du sang. Aussitôt deux des champions
Romains tombent morts sous les coups des Albains, qui demeurent
blessés tous ses trois. À cette vue, l'armée d'Albe pousse de grands
cris de joie. Les légions Romaines, en perdant toute espérance,
étoient
étaient
encore dans les plus cruelles alarmes sur le sort du
dernier des Horaces environné de ses trois ennemis. Heureusement il
étoit
était
sans blessure,
&
et
comme il ne
pouvoit
pouvait
tenir seul contr'eux tous, aussi
était-il supérieur en forces à chacun d'eux en particulier. Ainsi,
pour diviser leurs efforts, il prend la fuite, prévoyant bien que
leurs blessures ne leur permettraient pas de le suivre d'un pas
égal. A peine était-il à quelque distance du lieu où s'était livré
le combat, qu'il se retourne
&
et
voit derrière lui ses ennemis séparés les uns des autres
par un assez grand intervalle. Il vient rapidement tomber sur le
premier, qui n'était pas fort éloigné ;
&
et
pendant que les Albains crient aux autres Curiaces de
secourir leur frère, Horace l'a déjà renversé à ses pieds,
&
et
vole à une seconde victoire. Les Romains alors animent
leur champion par ces clameurs que produit ordinairement un succès
inespéré dans des hommes qui y prennent
le plus grand intérêt. Le héros de Rome se hâte de
termiminer
terminer
ce nouveau combat.
N'y a-t-il pas là-dedans une
espece
espèce
de magie qui nous transporte successivement dans l'une
&
et
dans l'autre armée,
&
et
qui met sous nos
ieux
yeux
tout ce que
pouvoit
pouvait
découvrir un soldat Romain ou Albain ? On ne s'arrête
point à nous peindre les regards
menaçans
menaçants
de ces guerriers, les coups qu'ils se portent ; on ne
nous dit point de quelle
maniere
manière
les trois Albains furent blessés, par quelle adresse ou par
quel bonheur,
bien-tôt
bientôt
après ils firent mordre la
poussiere
poussière
à deux Horaces. Tout cela ne peut être aperçu que par les
combattans
combattants
eux-mêmes. Mais nous entendons le bruit des armes, nous
voyons briller ses épées, nous suivons des
ieux
yeux
les
mouvemens
mouvements
confus de ces héros, leurs blessures, leur sang qui rougit
la terre ; objets plus propres encore à exciter l'inquiétude que
les premiers.
Bien-tôt
Bientôt
la scène change ; deux
Romains succombent,
&
et
un seul se trouve exposé aux assauts de trois adversaires.
Quelle est l'
ame
âme
assez insensible pour n'être point émue par des objets aussi
frappans
frappants
?
Je ne m'aviserai plus, reprit Euphorbe, de plaisanter Messieurs les
militaires : je vois qu'ils savent se défendre autrement que
l'épée à la main. Au surplus, je
voulois
voulais
vous dire, que si les descriptions de combats font un bel
effet dans le récit, il en est d'autres plus riantes, qui n'y
répandent pas moins d'ornement. J'en prends à témoin ce joli morceau
que l'on trouve dans la Lettre où
Mad.
Madame
de Sévigné décrit le passage du Rhin. Le chevalier de Nantouillet
étoit
était
tombé de cheval ; il va au fond de l'eau, il revient,
il retourne, il revient encore ; enfin il trouvé la queue d'un
cheval, il s'y attache ; ce chevai le mène à bord, il monte sur
le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau,
&
et
revient gaillard.
Voir Madame
de Sévigné, Lettres de Madame de Sévigné et de
Maintenon, avec une préface et des notes par M. de Lévizac,
[...], troisième édition revue et corrigée, Paris : Gabriel
Dufour, 1805, p. 115. Quel tableau plus agréable, que cette
description de la Bétique ?La Bétique est une
province romaine (Hispania Baetica) dans le sud de l'actuelle
Espagne.
Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile,
&
et
sous un ciel pur qui est toujours serein. Le pays a pris
son nom du fleuve qui se jette dans l'océan assez près des colonnes d'Hercule,
&
et
de cet endroit où la
mere
mer
furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de
Tarsis d'avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les
délices de l'âge d'or : les hivers y sont tièdes ; les
rigoureux aquilons n'y soufflent jamais ; l'ardeur du soleil y
est toujours tempérée par des zéphirs rafraîchissants, qui viennent
adoucir l'air vers le milieu du jour : ainsi, toute l'année
n'est qu'un heureux hymen du printemps
&
et
de l'automne, qui semblent se donner la
main.
Desit: source, Madame de Sévigné. Toutes
ces peintures, sans être essentielles à l'objet principal,
l'enrichissent beaucoup. Ainsi, la superbe architecture qui remplit le
fond d'un tableau, est indépendante de l'action qu'il
représente ; mais elle forme un ensemble qui attire les regards
des
connoisseurs
connaisseurs
.
De votre comparaison, interrompit Timagène, il s'ensuit que la
description doit être propre au sujet que l'on traite. Je ne peindrai
pas Adam
&
et
Eve
Ève
dans un riche palais, ni les
Peres
Pères
du désert dans de magnifiques jardins. Que de lieux communs
où l'on décrit une campagne, un torrent, une tempête,
&
et
qui peuvent convenir à toutes sortes de sujets ? Ce sont des
especes
espèces
de
pieces
pièces
de rapport qu'on déplace à son gré
&
et
qu'on enchâsse où l'on veut. On
pourroit
pourrait
en faire un répertoire disposé par lettres alphabétiques en
forme de dictionnaire, pour la commodité des plagiaires.Ce passage est cité par Jean-Michel Adam. La
condamnation des descriptions topiques est elle-même topique dans le
discours sur la description ; elle est nuancée dans les pages
qui suivent, d'une manière caractéristique de la structure
dialogique de l'Essai sur le récit. Je
voudrois
voudrais
, pour moi, qu'il n'y eût point de description qui ne fût
attachée à la place qu'elle occupe par quelques traits particuliers
&
et
nécessaires, comme celles que vous venez de rapporter.
Votre
régle
règle
est un peu
sévere
sévère
, répartit Euphorbe. L'exactitude de la prose ne souffre
point, il est vrai, ces peintures générales
&
et
communes. La sévérité de l'histoire ne permet pas non plus
qu'on y répande les fleurs avec prodigalité, comme fait l'historien
latin d'Alexandre-le-Grand, dans la description du
Fleuve
fleuve
Marsyas,Quint. Curc. l. 3.
Quinte-Curce, Historiarum Alexandri
Magni Libri, liber 3 (voir bibliographie). dans
l'aventure d'Abdalomine,
Ibid. l. 4. dans les regrets de Sisygambis à la mort
d'Alexandre,
&
et
dans quelques autres endroits. Mais la
poësie
poésie
étant plus susceptible d'
ornemens
ornements
, elle est plus indulgente. Elle admet ces détails où
l'imagination se joue
&
et
distrait un moment son lecteur, pourvu qu'ils ne soient
point copiés
&
et
qu'ils aient des bornes convenables. Dans l'un
&
et
dans l'autre genre, faire une description
trop longue est un écart, mais surtout, lorsqu'elle n'a que peu ou
point de rapport à la
matiere
matière
dont l'écrivain doit être occupé.
Vous voulez que ces descriptions ne soient pas copiées, répliqua
Timagène ; cela, en vérité, ne me
paroît
paraît
pas commun. Je vais vous en rassembler sur un même sujet
quelques-unes tirées des meilleurs auteurs anciens
&
et
modernes, où vous remarquerez précisément les mêmes idées,
&
et
quelque différence seulement dans l'expression. Je trouve la
premiere
première
dans Ovide. La tempête devient
affreuse : les vents déchaînés de tous côtés se font la guerre,
&
et
soulèvent les mers indignées. Le pilote lui-même effrayé,
avoue qu'il ne sait plus dans qu'elle situation il est, ni ce qu'il
doit décider [p209] ou commander : tant le danger est pressent,
&
et
l'emporte sur tout son art. Les cris des hommes se mêlent
aux sifflements des cordages, aux fracas des vagues qui se brisent,
au bruit affreux du tonnerre. Les flots amoncelés semblent s'élancer
vers l'olympe,
&
et
porter leurs cimes humides jusqu'aux nues. En même temps
des torrents de pluie tombent de la voûte céleste ; on croirait
que tout le ciel descend dans la mer,
&
et
que l'océan irrité veut prendre la place de l'empirée. Les
voiles sont trempées d'eau : les flots se confondent avec les
nuages : les ténèbres épaisses de la nuit sont redoublées par
celles de la tempête : les éclairs
&
et
le tonnerre les dissipent pourtant de temps en [p210]
temps,
&
et
donnent une lumière effrayante ; les eaux sont
embrâsées par la foudre. L'art est sans ressource ; le
désespoir s'empare de tous les cœurs,
&
et
chacun des flots qui s'élancent, semble apporter avec soi
la mort.
Métam
Métamorphoses
. Lib. 12.Il s'agit en fait du livre XI des Métamorphoses d'Ovide (voir bibliographie),
lignes 490-538.
Aspera crescit hyems, omnique à parte feroces
Bella gerunt venti, fretaque indignantia miscent.
Ipse pavet, nec se, quis sit status, ipse fatetur
Scire ratis rector, nec quid jubeatve, velitve :
Tanta mali moles, tantoque potentior
arte est
Quippe sonant clamore viri ; stridore rudentes,
Undarum incursu gravis unda, tonitribus aether,
Flactibus erigitut, cœlumque aequare videtur
Pontus, et inductas aspergine tangere nubes ...
Ecce cadunt largi resolutis nubibus imbres,
Inque fretum credas totum descendere cœlum,
Inque plagas cœli tumefactum ascendere pontum.
Vela madent nimbis, et cum cœlestibus undis
AEquoreæ miscentur aquae : caret ignibus aether ;
Caecaque nox premitur tenebris
hyemisque suisque.
Discutiunt tamen has, praebentque micantia lumen
Fulmina, fulmineis ardescunt ignibus undae.
Deficit ars, animique cadunt ; totidemque videntur.
Quot veniunt fluctus, ruere atque irrumpere mortes.
Voyons maintenant ce que dit Virgile sur le même objet :L'Eutus, le Notus, l'Africus fécond en orages
s'étendent sur la mer, la bouleversent jusque dans ses abîmes,
&
et
poussent sur le rivage des vagues énormes. De tous côtés
les [p211] cris des hommes se mêlent au sifflement des cordages. A
l'instant, les nuages dérobent le ciel
&
et
le jour aux yeux des Troyens : une nuit affreuse
couvre les flots. Le tonnerre gronde ; l'air est embrasé de
mille éclairs,
&
et
tout offre à ces infortunés une mort présente. Les uns
sont suspendus au sommet d'une vague ; les autres voyent un
gouffre s'ouvrir sous leurs pieds
&
et
découvrent la terre à travers les flots. L'onde bouillonne
au fond de ses sables. AEn., lib. I. v.
84.
Virgile, Énéide, liber I, vers 84-91
et 106-107 (voir bibliographie).
Incubuere mari, totumque à sedibus imis
Una Eurus Notusqne ruunt creberque procellis
Africus, et vastos volvunt ad littora fluctus.
Insequitur clamorque virum, stridorque rudentum :
Eripiunt subito nubes cœlumque diemque
Teucrorum ex oculis ; ponto nox
incubat atra.
Intonuere poli, et crebris micat ignibus aether,
Praesentemque viris intentant omnia mortem. ...
Hi summo in fluctu pendent, his unde dehiscens
Terram inter fluctus aperit : furit aestus arenis.
Rapprochons de ces deux
poëtes
poètes
,
Homere
Homère
, traduit par Boileau.
Comme l'on voit les flots soulevez par l'orage,
Fondre sur un vaisseau qui s'oppose à leur rage ;
Le vent avec fureur dans les voiles frémit,
La mer blanchit d'écume,
&
et
l'air au loin gémit.
Le matelot troublé, que son art abandonne,
Croit voir dans chaque flot la mort qui l'environne. Homère, Iliade, traduction
de Boileau (voir bibliographie).
Voici comme s'exprime l'auteur de la
Henriade
Henriade
.
L'astre brillant du jour à l'instant s'obscurcit ;
L'air siffle, le ciel gronde,
&
et
l'onde au loin gémit :
Les vents sont déchaînés sur les vagues émues ;
La foudre étincelante éclate dans les nues ;
Et le feu des éclairs,
&
et
l'abîme des flots
Montrent partout la mort aux pâles matelots.Voltaire, La Henriade (voir
bibliographie), chant premier.
Enfin ce tableau tracé par Oreste dans la tragédie d'
Electre
Électre
, peut figurer à côté de ceux-là.
La mer en un moment se mutine
&
et
s'élance
L'air mugit, le jour fuit, une épaisse vapeur
Couvre d'un voile affreux les vagues en fureur.
La foudre éclairant seule une nuit si profonde,
À sillons redoublés ouvre le ciel
&
et
l'onde,
Et comme un tourbillon, embrassant nos vaisseaux,
Semble en sources de feu bouillonner sur les eaux.
Les vagues quelquefois nous portent sur leurs cimes,
Nous font rouler après sous de vastes abîmes,
Où les éclairs pressés pénétrant avec nous,
Dans des gouffres de feu semblent nous plonger tous.
La pagination
originale, qui indique ici '231', est érronnée. Le pilote
effrayé que la flamme environne,
Aux rochers qu'il fuyait lui-même s'abandonne.Crébillon, Électre, 1708 (voir
bibliographie), acte II, scène 1.
Il ne s'agit point d'examiner ici si la majesté énergique de Virgile
l'emporte sur l'ingénieuse fécondité d'Ovide ; qui des Français
ou des Latins, ont la touche plus mâle ou le coloris plus
frappant ; je veux seulement vous faire observer que l'on
rencontre ici partout les mêmes idées,
&
et
qu'il n'y a de variété que dans l'expression. Chez les
Latins, comme chez les Français, tout se réduit à nous représenter les
vents déchaînés, les vagues soulevées jusqu'aux cieux, les cris
&
et
le desespoir des matelots, le bruit du tonnerre, le feu des
éclairs, enfin le pilote sans ressource, qui s'abandonne à la merci
des flots.
Avant de yous répondre, reprit Euphorbe, souffrez que je vous fasse
une petite remarque. Sans cet étalage de
poësie
poésie
, l'
Auteur
auteur
des
Pseaumes
Psaumes
en a dit en quatre mots, autant que tous les
Auteurs
auteurs
que vous avez citésDixit, et stetit spiritus procellæ, et exaltati sunt fluctus
ejus. Ascendunt usque ad caelos, et descendunt usque ai abissos.
... Turbati sunt, et moti sunt sicut ebrius, et omnis sapientia
eorum devorata est.
Ps. 106..Psaumes.
Dieu parle :
les vents
&
et
la tempête se déchaînent ; les flots se soulèvent,
ils montent jusqu'aux cieux,
&
et
descendent jusqu'aux abîmes. Le trouble
&
et
l'agitation des matelots, les rendent semblables à un
homme ivre. Toute leur habileté s'est évanouie.
Ne
croiroit
croirait
-on pas que ces versets ont servi de
modele
modèle
à vos descriptions ? Je reviens maintenant à votre
difficulté. Lorsqu'on fait un portrait d'après nature, on est renfermé
dans un cercle de circonstances qu'on ne peut franchir, sans tomber
dans le défaut qu'Horace reproche à certains
poëtes
poètes
, de mettre les dauphins dans les forêts
&
et
les sangliers dans les eaux, pour répandre du merveilleux
&
et
de la variété dans leurs compositions :
Art. Poet. v. 29.
Qui
variare cupit rem prodigialiter unam,
Delphinum sylvis appingit, fluctibus
aprum.
Horace, Ars
poetica, vers 29-30.
Il n'est donc pas étonnant que plusieurs grands
Auteurs
auteurs
se rencontrent dans les
tableaux qu'enfante leur imagination. Plus ils ont de goût, plus ils
doivent se rapprocher, parce qu'ils copient le même
modele
modèle
, c'est-à-dire, la nature, qui est une. Puiser dans cette
source féconde, ce ne fut jamais être plagiaire. On ne l'est que quand
on s'attribue, comme un bien propre, les expressions, les pensées, ou
le plan d'un auteur. Par exemple, je ne puis voir, sans peine, un bon
historien de nos jours, transcrire mot pour mot, avec quelques légers
changemens
changements
, jusqu'à huit pages du
Césarion
Césarion
de l'abbé de Saint-Réal, au sujet du rétablissement de
Ptolomée Auletes.Hist. Anç. l. 21, art. 2, §
1.
Bérardier fait allusion, ici, à César
de Saint-Réal, et son ouvrage intitulé Césarion,
ou Entretiens divers, 1684 (voir bibliographie).. Nous
n'avons pas encore pu identifier l'Histoire ancienne en
question.
(Desit: inclure référence sur "nature" ;
vérifier référence de l'Hist Anc.). Mais peut-on trouver
mauvais que, dans la description d'un combat, on nous mette sous les
ieux
yeux
des morts, des
mourans
mourants
, le bruit des armes, la fuite des uns, la poursuite des
autres ? ce sont les parties essentielles de l'objet qu'on
traite. Tout ce que je
voudrois
voudrais
conclure du petit inconvénient, que vous venez de remarquer,
c'est qu'il faut employer rarement ces
especes
espèces
de lieux communs,
sur-tout
surtout
dans la prose. On n'a point cet écueilContrairement au reste du texte, la graphie du terme est ici
moderne. à craindre dans les portraits
&
et
les
caracteres
caractères
. Ils ont tous des traits qui leur sont propres,
&
et
que le peintre doit saisir. Il
seroit
serait
inexcusable, si son tableau
convenoit
convenait
également à plusieurs personnes différentes.
Il y a pourtant, interrompit Timagène, des portraits qu'on appelle
généraux ; tels que sont ceux de l'avare, du prodigue, de
l'ambitieux
&
et
plusieurs autres. N'en est-il pas de ces morceaux, comme des
descriptions ? Si toutes les batailles se ressemblent, tous les
avares ont quelque chose de commun.
Cela est vrai, jusqu'à un certain point, continua Euphorbe ;
mais quelque généraux que soient ces
caracteres
caractères
, ils empruntent des lieux, des temps, des usages, des
inclinations différentes, certaines nuances
particulieres
particulières
qui les distinguent. L'avare de nos jours a quelques teintes
que n'
avoit
avait
pas celui des Grecs
&
et
des Romains : comme le
Petit-Maître
petit-maître
Anglois
anglais
n'est pas celui de Paris.
J'
ajouterois
ajouterais
à ce que vous dites, répliqua Timagène, que ces
caracteres
caractères
généraux me
paroissent
paraissent
composés comme la Vénus de ce fameux sculpteur Grec, qui
réunit dans ce seul chef-d'œuvre les plus beaux traits qu'il aperçut
dans toutes les femmes de la ville.Desit : commentaire et
source sur la Vénus ; beau idéal par assemblage ;
Becq. D'où il s'ensuit qu'ils
sont moins des peintures
particulieres
particulières
, qu'un assemblage de
différens
différents
portraits :
&
et
cela est si vrai, que leur mérite est plus grand, à
proportion qu'ils ressemblent à un plus grand nombre de personnes dans
le même genre.
Votre raison, poursuivit Euphorbe, est encore meilleure que la
mienne, pour prouver, qu'il ne faut pas leur appliquer à la rigueur ce
que je
disois
disais
tout-à-l'heure des traits qui leur sont propres ;
qu'ils ont quelque ressemblance avec les descriptions ;
&
et
que ma réflexion ne peut regarder que les portraits
proprement dits, c'est-à-dire, ceux qui sont particuliers.
Arrêtons-nous donc à ceux-ci,
&
et
contentons-nous d'y chercher ce que la peinture se prescrit
à elle-même, dans ceux qu'elle nous offre, une ressemblance exacte, un
riche coloris, une attitude naturelle
&
et
gracieuse. Si, pour peindre tel ou tel général d'armée, je
me
contentois
contentais
de dire, qu'il
étoit
était
d'une naissance illustre, qu'il
avoit
avait
étudié l'art de la guerre
&
et
toutes les parties qui en dépendent, qu'il
connaissoit
connaissait
toutes les ressources des ennemis
&
et
les siennes, que, dans l'action, il
commandoit
commandait
en grand capitaine
&
et
se
battoit
battait
en soldat, j'en
donnerois
donnerais
une idée magnifique, mais qui peut convenir à plusieurs de
ceux dont nous trouvons les noms dans l'histoire. Ce n'
est-là
est là
qu'un modèle dégrossi
&
et
qui n'est point caractérisé, ou,
tout-au-plus
tout au plus
, un de ces portraits généraux dont nous venons de
parler.
Pensez-vous donc, dit alors Timagène, qu'il en soit d'un portrait,
comme d'une énigme,
&
et
qu'on doive en deviner l'objet, sans qu'il soit nommé ?
Non, répondit Euphorbe ; mais je crois qu'il doit avoir certains
traits particuliers à la personne qu'il représente. Voyez, par
exemple, celui-ci, tracé de la main de M. Bossuet
Or. Fun.
Oraison funèbre
de la reine d'Angleterre.
Jacques-Bénigne Bossuet est l'auteur de l'Oraison
funèbre de Henriette-Marie de France, Reine de la
Grand'Bretagne, prononcée le 16 novembre 1669, en l'église
des religieuses de Sainte-Marie de Chaillot (voir
bibliographie).. Un homme s'est
rencontré d'une profondeur d'esprit incroyable, hypocrite raffiné
autant qu'habile politique, capable de tout entreprendre
&
et
de tout cacher, également actif
&
et
infatigable dans la paix
&
et
dans la guerre, qui ne
laissoit
laissait
rien à la fortune de ce qu'il
pouvoit
pouvait
lui ôter par conseil
&
et
par prévoyance : d'ailleurs si vigilant
&
et
si prêt à tout, qu'il n'a jamais manqué aucune des
occasions qu'elle lui a présentées : enfin un de ces esprits
remuants
&
et
audacieux qui semblent être
nés pour changer le monde.
La profondeur d'esprit
&
et
l'hypocrisie, l'audace
&
et
la dissimulation dans un homme ambitieux
&
et
sans naissance, mais capable de troubler l'univers, tout
cela fait un ensemble, qui
feroit
ferait
connoître
connaître
suffisamment le fameux Cromwell, quand l'endroit d'où ce
morceau est tiré, ne le
montreroit
montrerait
pas plus clairement.
Je suis persuadé, comme vous, poursuivit Timagène, que c'est cet
ensemble de plusieurs qualités rarement unies l'une avec l'autre, qui
forme la ressemblance du portrait. Si l'on
avoit
avait
fait attention à cette vérité, on se
seroit
serait
épargné la peine de chercher les modèles des
caracteres
caractères
de
la Bruyere
La Bruyère
,
&
et
on ne se
seroit
serait
pas imaginé y
reconnoître
reconnaître
telles ou telles personnes, parce qu'ils
offroient
offraient
quelques traits détachés qui
pouvoient
pouvaient
leur convenir. Pour se convaincre que cet assemblage est
nécessaire, il suffit d'examiner le célèbre portrait de Catilina, fait
par Salluste.Catilina nobili genere natus, fuit
magna [p220] vi animi et corporis, sed ingenio malo pravoque. Huic
ab adolescentia bella intestina, coedes, rapinae, discordia civilis
grata fuere ; ibique juventutem suam exercuit. Corpus patiens
inediae, algoris, vigiliae supra quam cuiquam credibile est. Animus
audax, subdolus, varius, cujuslibet rei simulator ac
dissimulator ; alieni appetens, sui profusus, ardens in
cupidicatibus ; satis loquentiae, sapientiae parum. Vastus
animus immoderata, incredibilia, nimis [p221] alta semper cupiebat.
Sall. de bell. Catil.
Salluste, Bellum Catilinae (La conjuration de Catilina), section 5 (voir
bibliographie).
Catilina
étoit
était
d'une naissance illustre,
&
et
joignait à une grande force d'esprit
&
et
de corps, un caractère méchant
&
et
pervers : les dissentions intestines, le meurtre, le
pillage, les discordes civiles eurent des charmes pour lui, dès ses
plus tendres années : il en fit les exerices de sa
jeunesse : un tempérament plus robuste qu'on ne peut
s'imaginer, le
mettoit
mettait
à l'épreuve de la faim, du froid, des veilles
&
et
des fatigues. Génie audacieux
&
et
rusé, c'
étoit
était
un vrai Prothée, capable de tout feindre
&
et
de tout dissimuler. Avide du bien d'autrui, prodigue du
sien, il
étoit
était
ardent
&
et
emporté dans ses passions : il
parloit
parlait
avec facilité, mais avec peu de discernement. Cet esprit
vaste
&
et
ambitieux ne voyait rien d'impossible
&
et
de trop relevé pour lui,
&
et
ne se repaissait que de
chimères
&
et
de projets inouïs.
On peut trouver, sans doute,
dans
différens
différents
particuliers plusieurs parties de ce
caractere
caractère
; Alexandre
étoit
était
violent
&
et
ne
connoissoit
connaissait
point de bornes dans ses projets ; César
étoit
était
ambitieux
&
et
prodigue ;
Annibal
Hannibal
étoit
était
robuste
&
et
rusé ; Antoine
étoit
était
l'esclave de ses passions : mais il
seroit
serait
bien difficile de rencontrer ailleurs l'éclat de l'origine,
la force du corps au milieu des débauches, l'ambition la plus aveugle
avec des
talens
talents
médiocres, presque tous les vices sans aucune vertu, réunis
dans un même homme.
L'orateur
Romain
romain
, reprit Euphorbe, en traitant le même sujet, entre dans un
plus grand détail. Il explique, il développe, avec son abondance
ordinaire, ce que Salluste
avoit
avait
renfermé dans ce peu de mots, C'étoit
un Prothée capable de tout feindre
&
et
de tout dissimuler
;
&
et
il nous fait concevoir comment ce fameux scélérat
avoit
avait
pu séduire ou tromper un si grand nombre de citoyens. Habuit ille
permulta maximarum, non expresse signa, sed adumbrata
virtutum : utebatur hominibus improbis multis ; et quidem
optimis se viris deditum esse simulabat. Erant apud illum illecebræ
libidinum multae ; erant etiam industriae quidam stimuli, ac
laboris. Flagrabant vitia libidinis apud illum ; vigebant etiam
studia rei militaris. Neque ego unquam fuisse tale monstrum in
terris ullum puto tam ex contrariis diversisque inter se pugnantibus
[p223] naturae studiis cupiditatibusque conflatum. Quis clarioribus
viris quodam tempore jucundior ? Quis turpioribus
conjunctior ? Quis civis meliorum partium aliquando ? Quis
tetrior hostis huic civitati ? Quis in voluptatibus
inquinatior ? Quis in laboribus pacientior ? Quis in
rapacitate avarior ? Quis in largitione effusior ? Illa
vero in illo homine mirabilia fuerunt, comprehendere multos
amicitia, tuera obsequio, cum omnibus communicare quod habebat,
servire temporibus suorum omnium pecunia, gratia, labore corporis,
scelere [p224] etiam, si opus esset, et audacia : versare suam
naturam, et regere ad tempus, atque huc et illuc torquere et
flectere : cum tristibus severe, cum remissis jucunde, cum
senibus graviter, cum juventute comiter, cum facinorosis audacter,
cum libidinosis luxuriose vivere. Orat pro
Coelio.
Cicéron, Pro M. Caelio oratio, sections 12 et 13 (voir
bibliographie).
Catilina, dit Cicéron, eut tous les dehors des
plus belles vertus ; mais ce n'était qu'une écorce légère
&
et
sans fond : engagé avec une foule de scélérats, il
feignait des liaisons avec tous les honnêtes gens : le violent
attrait qui le portait au désordre, lui laissait encore quelque
inclination pour le travail
&
et
l'application : au milieu des débauches auxquelles il
se livrait sans mesure, il
avoit
avait
du goût pour l'art militaire. Je crois que jamais
l'univers ne vit un monstre réunir en lui seul des passions
&
et
des penchants aussi différents
&
et
aussi incompatibles. Qui fut plus cher que lui, pendant un
temps, à tout ce qu'il y
avoit
avait
de grand dans la république ? Qui fut jamais mieux
avec tous ceux qui
étoient
étaient
perdus d'honneur
&
et
de réputation ? Quel citoyen plus zélé, quelquefois,
pour la patrie ? Quel ennemi plus funeste pour Rome ?
Quels infâmes excès dans les plaisirs ? Quelle patience dans le
travail ? Quelle avidité dans les rapines ? Quelle
profusion dans les largesses ? C'est un espèce de prodige
inconcevable, qu'un tel homme ait pu se faire beaucoup d'amis ;
les conserver par ses soins
&
et
ses égards ; partager avec eux ce qu'il
possédait ; le se prêter aux contretemps
&
et
aux besoins de tous ceux qui lui
étoient
étaient
attachés ; employer pour eux ses biens, son crédit,
son travail, l'audace même
&
et
le crime, s'il le fallait ; changer son caractère, le
gouverner, le fléchir à son gré,
&
et
l'accommoder à toutes les circonstances ; être
sérieux avec les gens tristes, plaisant avec les gens désœuvrés,
grave avec les vieillards, amusant avec la jeunesse, hardi parmi les
scélérats
&
et
débauché parmi les libertins.
Il faut avouer que
c'est un objet bien satisfaisant, de voir deux grands maîtres
travailler au même tableau,
&
et
d'observer leur
maniere
manière
particuliere
particulière
, la diversité de leur ordonnance,
&
et
les teintes différentes que chacun donne à son coloris.
Catilina me semble plus hideux dans l'historien,
&
et
je le hais davantage dans l'orateur.
C'est, sans doute, répliqua Timagène, que ce dernier s'étend
particulierement
particulièrement
sur son hypocrisie
&
et
sa dissimulation ;
&
et
que ces vices ont quelque chose de plus odieux dans la
société, que les autres. Je trouve néanmoins que le consulaire
Romain
romain
ménage ici son ennemi. Il nous montre chez lui quelque chose de bon, du moins dans certaines
occasions
&
et
en apparence. Dans Salluste, je ne vois rien de
semblable.
La véritable raison, repartit Euphorbe, est que l'un fait un
plaidoyé
plaidoyer
&
et
l'autre écrit une histoire. L'historien doit nous montrer
les hommes tel qu'ils sont ; l'orateur, tels qu'il est avantageux
pour sa cause qu'ils
paroissent
paraissent
. Il peut imiter ces peintres qui ont l'art de déguiser
certaines difformités du corps, sous une ample draperie. Coelius, que
défendoit
défendait
Cicéron,
étoit
était
accusé de liaisons étroites avec Catilina. L'avocat s'
attachoit
attachait
à prouver que ce jeune Romain
avoit
avait
eu cela de commun avec beaucoup d'autres gens de bien,
&
et
qu'il
avoit
avait
été trompé pendant quelque temps, comme eux. Il
falloit
fallait
donc établir que Catilina
avoit
avait
trouvé, soit dans ses
talens
talents
naturels, soit dans sa dissimulation, de quoi les
séduire ;
&
et
le montrer du côté le moins odieux. Au reste, ce portrait
n'est pas moins ressemblant que le premier.
Je ne
sçais
sais
, poursuivit Timagène ; vos orateurs me semblent
toujours aller à côté de la vérité. Mais je ne veux point me faire de
querelle avec eux : leur ressentiment est à craindre. Je vous
demande seulement si cet artifice n'est point ce que vous appeliez le coloris du portrait ?
Non, répondit Euphorbe. Je n'entends par là que le
stile
style
&
et
l'expression dont il doit être revêtu,
&
et
qui font l'effet des couleurs dans la peinture.
Je conçois ce que vous voulez dire, reprit Timagène ; il faut
que les pensées y soient belles, sans être trop recherchées ; que
les vices du personnage contrastent adroitement avec ses talents ou
ses vertus ; que l'expression soit claire
&
et
concise ; qu'elle soit noble, surtout dans les grands
sujets ; telle que celle-ci, par exemple, dans le portrait du
grand Condé.
J'ai le cœur comme la naissance ;
Je porte dans les yeux un feu vif
&
et
brillant ;
J'ai de la foi, de la constance :
Je suis prompt, je suis fier, généreux
&
et
vaillant :
Rien n'est comparable à ma gloire :
Le plus fameux héros qu'on vante dans l'histoire,
Ne me le saurait disputer.
Si je n'ai pas une couronne,
C'est la fortune qui la donne ;
Il suffit de la mériter. Ce
portrait est cité également dans l'un des modèles de l'Essai sur le récit, à savoir les dialogues
qui forment La Manière de bien penser dans les
ouvrages d’esprit, 1687, du père Bouhours. Le portrait
s'y trouve au second entretien.
Il est difficile, poursuivit Euphorbe,
de trouver un exemple mieux assorti à ce que nous disons. Le
stile
style
en est riche
&
et
naturel ; l'expression claire
&
et
serrée ;
&
et
quoiqu'il semble que l'
Auteur
auteur
se propose de flatter son héros, il laisse pourtant
entrevoir le seul défaut, peut-être, qu'
avoit
avait
le grand Condé, la hauteur
&
et
l'emportement. Si je n'
avois
avais
pas déjà cité le portrait de Cromwell par l'illustre évêque
de Meaux, je
voudrois
voudrais
qu'il figurât ici auprès du vôtre. Mais je trouverai de quoi
me dédommager dans le
poëme
poème
en prose de l'archevêque de Cambrai.C'est-à-dire, dans les Aventures de Télémaque
de Fénelon. Entre plusieurs autres endroits que je
pourrois
pourrais
choisir, je ne vous rapporterai que celui de Télémaque
presque vaincu par la passion de l'amour. Vous y découvrirez,
à-coup-sûr,
à coup sûr,
toutes les qualités que vous venez de détailler vous-même.
Télémaque
demeuroit
demeurait
souvent étendu
&
et
immobile sur le rivage de la mer ; souvent dans le
fond de quelque bois sombre, versant des larmes
ameres
amères
&
et
poussant des cris semblables aux rugissemens d'un lion. Il
étoit
était
devenu maigre ; ses yeux creux
étoient
étaient
pleins d'un feu dévorant : à le voir pâle, abattu
&
et
défiguré, on aurait dit que ce n'était plus Télémaque. Sa beauté, son enjouement, sa noble
fierté s'
enfuyoient
enfuyaient
loin de lui : il
périssoit
périssait
. Telle qu'une fleur qui, étant épanouie le matin, répand
ses doux parfums dans la campagne,
&
et
se flétrit peu à peu vers le soir ; ses vives
couleurs s'effacent, elle languit, elle se déssèche,
&
et
sa belle tête se penche, ne pouvant plus se
soutenir ; ainsi le fils d'Ulysse
étoit
était
aux portes de la mort.
Fénelon,
Les Aventures de Télémaque, 1699 (voir
bibliographie), livre VI, p. 126-127. Que de netteté, que de
noblesse dans ces idées ! Rapprochons de ce morceau, le
caractere
caractère
de Jules-César tracé par Lucain. Il est disposé comme
celui-là,
&
et
se termine aussi par une comparaison : nous
appercevrons
apercevrons
la différence des deux pinceaux. Le voici.
Phars. lib. 1, v. 146.Acer et
indomicus ; quo spes, quoque ira vocasset,
Ferre manum, et nunquam temerando parcere ferro.
Successus urgere suos : instare favori
Numinis, impellens quidquid sibi summa petenti
Obstaret, gaudensque viam fecisse ruina.
Qualiter expressum ventis per nubila fulmen
AEtheris impulsi sonitu, mundique
fragore
Emicuit, rupitque diem, populosque paventes
Terruit, obliqua perstringens lumina flamma :
In sua templa furit ; nullaque exire vetante
Materia, magnamque cadens magnamque revertens
Dat stragem late, sparsosque recolligit ignes.Lucain, De bello civili sive Pharsalia
(La Pharsale), livre 1, v. 146-157
(voir bibliographie).
Brebeuf
Brébeuf
a prétendu rendre ainsi ces vers.
Esprit bouillant, enflé d'ambition,
Toujours dans les desseins, toujours dans l'action ;
Pour qui la gloire même aurait de faibles charmes,
S'il ne la devait pas au pouvoir de ses armes ;
Qui fait de ses lauriers son ornement plus cher ;
Mais qui veut les cueillir, moins que les arracher ;
Prêt à faire servir
&
et
le fer
&
et
la flamme
Aux fortes passions qui règnent dans son âme ;
Qui laisse aveuglément tyranniser son cœur,
Tantôt à son espoir, tantôt à sa fureur ;
Esprit impétueux, que l'audace commande,
Plus le destin lui donne,
&
et
plus il lui demande,
Et la faveur des Dieux, trop prompte à le servir,
Irrite son orgueuil, au lieu de
l'assouvir.
Il n'est, pour s'agrandir, point de sang qu'il ne verse,
De pouvoir qu'il n'abatte, ou de sein qu'il ne perce,
Et pour lui la grandeur n'est pas d'assez haut prix,
S'il ne s'y voit monté par un fameux débris ;
Telle, au choc furieux du vent
&
et
des orages,
Déchirant sa prison
&
et
crevant les nuages,
La foudre fait briller ses éclairs en tous lieux,
Fait pâlir la nature,
&
et
fait trembler les cieux.
Ce torrent enflammé, cette ardeur pénétrante,
Cet orage fumant, cette vague brûlante
Perce, enfonce, dévore
&
et
traîne fièrement
Le ravage
&
et
l'horreur avec l'embrasement,
Consume les autels, aussi bien que la fange,
Et tourne sa fureur sur les Dieux qu'elle venge ;
Des plus nobles forêts fait de tristes bûchers,
Déserte la campagne,
&
et
brise les rochers.Il s'agit de la
traduction de Georges de Brébeuf, La Pharsale
de Lucain, ou les Guerres civiles de César et de Pompée, en
vers françois (1654). Paris : Antoine de Sommaville,
1657.
Que vous semble-t-il maintenant de ces deux portraits ?
On ne peut nier, répliqua Timagène, qu'il n'y ait dans le dernier de
la grandeur
&
et
de la
poësie
poésie
: mais quelle dépense d'esprit
&
et
d'expressions pour faire concevoir une seule passion de
César ! j'y
voudrois
voudrais
d'ailleurs plus de clarté, il faut que je travaille pour
saisir la pensée de l'auteur, dans bien des endroits que le traducteur
lui-même a omis, tels que ceux-ci ; successus
urgere suos, expressum ventis per nubila fulmen, rupitque diem, in
sua templa furit, sparsosque recolligit ignes. Mon amour
propre, au lieu de s'en prendre à sa propre ignorance, en accuse le
poëte
poète
. Mais ce qui me frappe le plus, dans le portrait de
Télémaque, c'est que ce coloris, ces images si agréables en
elles-mêmes, sont employés à peindre un objet triste
&
et
lugubre.
Et voilà précisément, interrompit Euphorbe, cette attitude naturelle
&
et
gracieuse, dont je vous
parlois
parlais
il n'y a qu'un moment,
&
et
qu'il faut donner à tout ce qu'on nous met sous les
ieux
yeux
. Un habile pinceau prête des
graces
grâces
à l'objet le plus révoltant. Pour vous en faire convenir, je
ne veux que vous rappeller le portrait de Boccoris mourant, tiré de ce
même
poëme
poème
de
Télémaque
Télémaque
. Je me souviendrai toute ma vie d'avoir
vu cette tête qui nageait dans le sang, ces yeux fermés
&
et
éteints, ce visage pâle
&
et
défigurée, cette bouche entr'ouverte qui semblait vouloir
encore achever des paroles commencées,
cet air superbe
&
et
menaçant, que la mort même n'avait pu
effacer.
Fénelon, Les
Aventures de Télémaque, 1699 (voir bibliographie), livre II,
p. 60-61.
desit : note sur grâces / révoltant,
Dubos.
Toute hideuse que la mort est par elle-même, reprit Timagène, elle se
montre ici sous un appareil plus noble
&
et
plus satisfaisant, que dans le
poëte
poète
Saint-Armand, lorsqu'il nous dit,
Là branle le squelette
D'un pauvre amant qui se pendit.Marc-Antoine
Girard de Saint-Amant, « La Solitude », 1617 (voir
bibliographie). Le texte de la strophe entière est le
suivant : « L'orfraye, avec ses cris funebres, / Mortels
augures des destins, / Fait rire
&
et
dancer les lutins / Dans ces lieux remplis de
tenebres. / Sous un chevron de bois maudit / Y branle le
squelette horrible / D'un pauvre amant qui se pendit / Pour une
bergère insensible, / Qui d'un seul regard de pitié / Ne daigna
voir son amitié. »
Mais à propos de portraits difformes, je
voudrois
voudrais
bien savoir comment vous défendrez celui de ThersiteIl. l. 2. v. 216., qu'
Homere
Homère
nous représente bossu
&
et
boiteux, la poitrine enfoncée, la tête pointue
&
et
parsemée de quelques cheveux.Homère, Iliade, livre 2, vers 216.
Je ne prétends le défendre, repartit Euphorbe, non plus que celui des
Harpies, dans Virgile, que par ces vers d'Horace Lorsqu'un poeme est plein de beautés, je lui fais grâce de quelques
imperfections.
De Art. Poët.
Ars poetica,
v. 351.
Bérardier cite ce même
passage horatien dans le premier entretien, page 26.:
Ubi plura nitent in carmine, non ego paucis
Offendar maculis.
Mais je ne ferai pas l'injustice au
chantre d'
Ænée
Énée
de mettre sur son compte cette peinture que lui prête
Segrais, en parlant des
serpens
serpents
qui dévorèrent Laocoon,
Aen. liv. 2
Virgile, Énéide, livre 2
.
Et leurs langues sifflantes
Lèchent les sales bords de leurs gueules béantes.
Il est toujours nécessaire d'écarter ou de déguiser tout ce qui peut
avoir quelque chose de rebutant. Longin reproche avec raison à Hésiode
d'avoir dit en peignant la tristesse,
Une puante humeur lui
couloit
coulait
des narines.Longin.
Il
vaudroit
vaudrait
mieux supprimer tous les portraits, que d'en présenter
d'aussi
dégoûtans
dégoûtants
. Un
Auteur
auteur
est-il donc obligé de tout dire ?
Au contraire, répliqua Timagène, loin d'épuiser sa
matiere
matière
, il doit laisser à son lecteur quelque chose à penser. Je me
rappelle toujours, avec plaisir, l'artifice de ce peintre qui
representoit
representait
sur la toile le sacrifice d'Iphigénie. Il
avoit
avait
épuisé son adresse
&
et
son art à rendre la douleur
d'Iphigénie
&
et
de Clytemnestre. Ne sachant plus comment exprimer le
désespoir d'Agamemnon, il s'avisa de lui mettre à la main un mouchoir,
dont il se
couvroit
couvrait
le visage. C'
étoit
était
appeller à son secours la nature
&
et
l'imagination du spectateur.
A
À
la vue de cette attitude, que ne se figure-t-on point dans
un
pere
père
présent aux autels, où va couler le sang de sa fille ?Bérardier fait allusion au même principe dans le
troisième entretien, aux pages 123-124.
Homere
Homère
, que nous avons pris la liberté de censurer tout-à-l'heure,
repartit Euphorbe, emploie à peu près le même moyen pour peindre le
courage de son héros. Il nous donne d'abord une grande idée de la
bravoure d'Ajax, de Diomède, d'Agamemnon, qu'il place les uns
au-dessus des autres par degrés ; puis il se contente de nous
dire qu'Achille
étoit
était
plus brave encore que ces guerriers Il.
lib. 2. v. 769.
Virgile, Iliade.. Il ne faut souvent qu'un mot, un
épithète,Bérardier choisit de traiter épithète comme un nom masculin, ce qui est déjà
désuet au XVIIIe siècle. un coup de crayon pour faire un
portrait, d'autant plus agréable au lecteur, qu'il croit avoir deviné
l'objet qu'on lui présente,
&
et
qu'il se sait gré de sa découverte, qu'on ne lui fait point
acheter d'ailleurs par une longue digression.
Dans ce genre, interrompit Timagène, je
n'ai rien vu de plus énergique que ces quatre mots de Velleius
Paterculus, pour peindre Maroboduus, chef des Marcomans, à qui Tibère
faisoit
faisait
la guerre sous l'empire d'Auguste, natione, non ratione barbarus ; barbare par sa naissance,
mais non par sa conduite. Que d'idées présente à l'esprit cette petite
phrase !Velleius Paterculus, Historia romanae (Histoire
Romaine).
Desit : identifier passage chez
Velleius.
J'aurai bien la hardiesse, reprit Euphorbe, de mettre à côté de
Velleius Paterculus notre inimitable fabuliste,
la Fontaine
La Fontaine
. Il donne quelquefois une certaine étendue à ses tableaux,
comme dans la fable du chat, de la belette et du petit lapin Fable 139..La Fontaine, Fables (voir bibliographie), livre 7, fable
15.
C'
étoit
était
un chat vivant comme un dévot hermite,
Un chat faisant la chatemite,
Un saint homme de chat, bien fourré, gros
&
et
gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Mais souvent il peint en raccourci,
&
et
ne fait, pour ainsi parler, que des miniatures, telles que celles-ci ;
Dame Belette au corps long
&
et
fluet. La cigogne au long bec.La
Fontaine, Fables : « La belette entrée dans un grenier »
(voir bibliographie), livre III, fable 17.
Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais
où,
Le Héron au long bec emmanché d'un long
cou.La Fontaine, Fables (voir bibliographie) : « Le Héron - La Fille
», livre VII, fable 4.
Ces héros ne sont point des
conquérans
conquérants
ni des généraux d'armée ; mais ils n'en sont pas moins
bien représentés. Ce sont des tableaux de Teniers qui empruntent leurs
plus beaux
ornemens
ornements
de la nature.
A
À
propos de tableaux, dit alors Timagène, vous savez que je
dois aller voir chez votre voisin ce beau morceau qu'il a fait placer
au-dessus de l'autel de ta chapelle. Je me suis engagé d'y souper
aujourd'hui. Je ne vous dis point adieu : demain, je me rendrai
ici le
plutôt
plus tôt
qu'il me sera possible.