SECOND ENTRETIEN.
Qualités du
Récit
récit
.
A
À
peine le soleil eut-il commencé à
paroître
paraître
, que Timagène se rendit à
l'appartement de son ami. Il le trouva auprès de son bureau. Quoi ! déjà, lui dit-il,
en conversation avec vos livres ! En disant ces mots, il ouvrit un volume qui se
présenta sous sa main. C'
étoient
étaient
les
fables
Fables
de
la Fontaine
La Fontaine
. Vous vous amusez donc
encore, ajouta-t-il, à la lecture de cet
Auteur
auteur
?
Oui, répondit Euphorbe,
&
et
j'y
prens
prends
tous les jours un nouveau goût.
J'y trouve toutes les qualités que l'on peut désirer dans un excellent récit ; une
clarté qui le met à la portée de tous ses lecteurs ; une brièveté qui ne laisse aucun
lieu à l'ennui.Voir, à titre de comparaison, la caractérisation de la
narration que donne Marmontel dans l'article
« Narration » des Éléments de littérature de 1787 (voir
bibliographie).
Il me semble, interrompit Timagène, que ce sont là les objets sur lesquels nous devons
nous entretenir aujourd'hui ;
&
et
je
m'en suis occupé depuis que je vous ai eu quitté. Au reste, je trouve que c'est une assez
bonne fortune de rencontrer dans un même
Auteur
auteur
toutes ces qualités que vous cherchez. Commençons, si vous le trouvez bon, par
celle que vous avez nommée la première. Je conçois qu'un écrivain doit être clair. Il
n'écrit sans doute que pour être entendu ;
&
et
je ne peux me persuader qu'il se fasse
une gloire de son obscurité.Pour le contexte de la discussion sur la
clarté ou l'obscurité du discours qui commence ici, voir Michel Delon, L'Idée d'énergie au tournant des Lumières, 1988 (voir bibliographie), p. 58-104.
Cela n'est pas si étrange que vous le croyez, reprit Euphorbe.
Sallustio vigente, amputatæ sententiæ et obscura veritas fuere pro
cultu.
Ep. 114
Epistulae, 114
.
Séneque
Sénèque
reproche aux imitateurs de
Salluste ce défaut, dont il n'
étoit
était
pas trop
exempt lui-même. Du temps de Salluste, dit cet
Auteur
auteur
, on se fit un mérite de
tronquer sa pensée,
&
et
d'envelopper la
vérité d'un nuage épais.
La citation dirigée contre Salluste
(Caius Sallustius Crispus, 86-35 av. JC.) est tirée des Lettres à
Lucilius (Epistulae morales ad Lucilium, 63 et 64 ap. JC.)
de Sénèque, livre 19, lettre 114. (Omission, dans l'original, des guillemets fermants la
citation.)
Cette pensée de
Séneque
Sénèque
, dit alors
Timagène, me rappelle l'épigramme que Maynard a faite contre un écrivain obscur.
Charles, nos plus rares esprits
Ne
sauroient
sauraient
lire tes écrits,
Sans consulter Muret ou Lipse.
Ton Phébus s'explique si bien,
Que tes volumes ne sont rien
Qu'une éternelle Apocalypse.François Maynard, Œuvres de Maynard, 1646 (voir bibliographie),
p. 146 :
Tu veux passer pour un auteur
Digne de l'estime publique,
Et crois me rendre imitateur
De ton jargon énigmatique.
Charles, nos plus rares esprits
Ne sauraient lire tes écrits
Sans consulter Muret ou Lypse.
Ton Phébus s'explique si bien,
Que les volumes ne sont rien
Qu'une éternelle apocalypse. L'épigramme fait sans doute allusion à
Marc-Antoine Muret (1526-1585) et Juste Lipse (Justus Lipsius, 1547-1606), deux
humanistes et philologues
Ces jours derniers, poursuivit Euphorbe, j'en
lisois
lisais
, dans le même
poëte
poète
&
et
sur le même sujet, une autre dont la
pensée me
paroît
paraît
avoir quelque chose de
plus frappant. La voici :
Mon ami, chasse bien loin
Cette noire
réthorique
rhétorique
Tes ouvrages ont besoin
D'un devin qui les explique.
Si ton esprit veut cacher
Les belles choses qu'il pense,
Dis-moi, qui peut t'empêcher
De te servir du silence.François Maynard, Œuvres de Maynard, 1646 (voir bibliographie),
p. 195 :
Ce que ta plume produit
Est couvert de trop de voiles.
Ton Discours est une nuit
Vetue de Lune, & d'Étoiles.
Mon Ami, chasse bien loin
Cette noire Rhétorique :
Tes Ouvrages ont besoin
D'un Devin qui les explique.
Si ton Esprit veut cacher
Les belles choses qu'il pense,
Dis-moi, qui peut t'empêcher
De te servir du silence.
Vous voyez que, dans tous les temps, des esprits médiocres ont cru se rendre estimables,
en se rendant impénétrables. La cause de cette erreur est qu'ils n'ont point assez de
génie, pour distinguer ce qui est admirable par soi-même, de ce qui ne l'est que par notre
foiblesse
faiblesse
. L'admiration stupide est
fille de l'ignorance
&
et
de l'amour-propre.
Tout essor dont le vulgaire ignore la cause
&
et
qui n'est pas ordinaire, il l'attribue
à un ordre de causes élevées au-dessus de l'humanité, par la seule raison qu'il est
supérieur à ses forces
&
et
à son entendement.
De-là
De là
on s'est persuadé que, pour
mériter des
applaudissemens
applaudissements
, il
suffisoit
suffisait
de se voiler aux
ieux
yeux
du peuple,
&
et
de parler en oracle. Je ne pardonne
point à Muret
Or.
Orationes,
12.
Il s'agit sans doute
de l'humaniste Marc-Antoine Muret ou M. Antonii Muretus (1526-1585), auteur de nombreux
Orationes et annotateur des œuvres de Térence. d'avoir
fait l'éloge de l'obscurité, pour défendre Tacite. C'est une
espece
espèce
enthousiasme à peine excusable,
même dans un orateur ;
&
et
, quoiqu'il en
puisse dire, les
connoisseurs
connaisseurs
désapprouvent cette façon d'écrire,
&
et
n'y
voient que l'impuissance de donner du jour à une pensée que
l'
Auteur
auteur
lui-même a mal conçue, ou
l'affectation ridicule d'un savoir déplacé.
N'est-ce pas cette démangeaison de
paroître
paraître
savant, reprit Timagène, qui a
introduit le
stile
style
singulier dont se servent
aujourd'hui la plupart de nos
Auteurs
auteurs
? Je
me sais assurément bon gré d'avoir eu quelque teinture des mathématiques. Sans ce secours,
je n'
entendrois
entendrais
rien dans des ouvrages
purement académiques,
&
et
qui devraient être,
ce semble, à la portée de tous les lecteurs. Je ne rencontre partout que sommes, produits,
chocs, réactions, proportions, équilibre,
&
et
cent autres idées empruntées de la géométrie
&
et
de la physique, qui jettent une
merveilleuse obscurité dans toute la composition.
Ouvrez ce Quintilien, dit alors Euphorbe ; vous y verrez au
chap.
chapitre
3 du
liv.
livre
2, à quel principe ce fameux
rhéteur attribue ce
stile
style
énigmatique.
Timagène, après avoir cherché un moment, lut ce passage. Moins on a
de mérite, plus on fait d'efforts pour se faire remarquer
&
et
tenir un rang. Ainsi, les gens
d'une petite taille se dressent sur la pointe du pied ; ceux qui sentent leur
foiblesse
faiblesse
font plus de menaces que
les autres. L'obscurité du
stile
style
dans un
écrivain est donc la preuve
&
et
la mesure
de son incapacité.
Quo quisque ingenio
minus valet, hoc se magis attollere et dilatare conatur ; ut statura breves, in
digitos eriguntur, et plura infirmi minantur.
[...]
Erit ergo obscurior etiam, quo cuisque deterior
.
Quintilianus, De institutione oratoria, livre 2,
chapitre 3 (voir bibliographie).
Entre la première et la deuxième phrase, Bérardier omet un bref passage du texte
original.
Je suis fâché, poursuivit-il, de la justesse de la comparaison, pour l'honneur de ceux
dont il s'agit ici. La conclusion qu'il en tire est encore plus humiliante : mais j'ai
peine à l'accorder avec l'estime que les
savans
savants
ont faite de tout temps de deux
Auteurs
auteurs
anciens, connus par leur
obscurité ; je veux dire Tacite
&
et
Perse.Aulus Persius Flaccus, Perse en français, est un auteur latin
du Ier siècle après JC. Qu'en pensez-vous ?
Ce que j'en pense, répondit Euphorbe ?
Premierement
Premièrement
, que ce défaut de
clarté n'est point ce qu'on estime dans leurs ouvrages. D'ailleurs, je
croirois
croirais
volontiers que Tacite n'est
tombé dans cet
écueuil
écueil
, que pour n'avoir
pas été assez en garde contre son propre esprit.
C'
étoit
était
un génie profond : il
s'
appliquoit
appliquait
tout entier à exprimer
les
sentimens
sentiments
, les passions
&
et
les vues des principaux personnages
dont il
écrivoit
écrivait
l'histoire. Jaloux de
les peindre avec la même force qu'il les
concevoit
concevait
lui-même, il craignit
d'
affoiblir
affaiblir
son coloris,
&
et
de détourner l'attention de son
lecteur par la multitude de ses expressions : il en devint avare. Brevis esse laboro ; obscurus fio
.La phrase, du reste assez
courante, est le plus souvent attribuée à Horace, chez qui elle se trouve au début de
l'Art poétique (voir bibliographie), vers 25-26. Perse eut une autre raison de s'envelopper
dans un
stile
style
mistérieux
mystérieux
. Ses traits
satyriques
satiriques
s'
adressoient
adressaient
à Néron lui-même. Il
n'
étoit
était
pas sûr d'attaquer ce prince
farouche. Il
falloit
fallait
donc s'exprimer de
maniere
manière
à n'être point entendu de tout
le monde,
&
et
laisser ignorer, du moins au
peuple, quels
étoient
étaient
les originaux des
portraits qu'il
présentoit
présentait
sous des
couleurs aussi odieuses. D'ailleurs, peut-être l'éloignement des temps nous a-t-il fait
perdre la
connoissance
connaissance
de certains
faits qui
étoient
étaient
publics alors,
&
et
qui nous
auroient
auraient
donné la clé de plusieurs
passages, dont l'obscurité nous fait peine. Quoi qu'il en soit de ces deux ouvrages, il
faut dire, avec un
Auteur
auteur
ingénieux du siècle dernier,
Manière de bien penser
Manière
de bien penser
.qu'il en est du
récit comme des
diamans
diamants
, qui doivent
leur prix à leur solidité,
&
et
à la netteté
de leur eau.
La citation provient de l'ouvrage du Père
Bouhours, La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit,
1687 (voir bibliographie). Ce traité sous forme de quatre
dialogues entre les personnages d'Eudoxe
&
et
de Philante est sans doute parmi les
modèles de Bérardier pour son Essai sur le récit, autant au
niveau de la forme que pour certaines de ses idées. Un écrivain à la mode a dit
que l'enthousiasme d'esprit
avoit
avait
produit
les erreurs d'un Luther. Je crois pouvoir dire, à plus juste titre, que l'enthousiasme
d'esprit a produit le phébus.C'est-à-dire, « un langage, un discours,
d'un style guindé, trop figuré » (Féraud, Dictionaire critique de la
langue française, 1787-88). Quand on n'a point de grandeur naturelle dans
l'esprit, on enfle son expression, on affecte un
stile
style
singulier : c'est un nain qui
monte sur des échasses, pour se faire remarquer. Le
stile
style
de Bossuet
&
et
de Corneille est toujours clair
&
et
sans prétentions : quelquefois même
il
paroît
parait
négligé.
Je m'imagine, reprit Timagène, qu'il n'est pas si difficile d'écrire avec clarté. Car
enfin, on se fait aisément entendre lorsqu'on conçoit nettement ce qu'on veut peindre,
lorsqu'on donne une juste étendue à sa pensée,
&
et
qu'on emploie des expressions
naturelles. L'
Auteur
auteur
des
mœurs de ce siécle
Mœurs de ce
siècle
dit
Chap.
Chapitre
1. sur les ouvrages
d'esprit : Qu'un bon
Auteur
auteur
,
&
et
qui écrit avec soin, éprouve
souvent que l'expression qu'il
cherchoit
cherchait
depuis
long-temps
longtemps
,
sans la
connoître
connaître
,
&
et
qu'il a enfin trouvée, est celle
qui
étoit
était
la plus simple, la plus
naturelle
&
et
qui
sembloit
semblait
devoir se présenter
d'abord
&
et
sans effort.
Jean de La Bruyère, Les Caractères ou Les mœurs de ce
siècle, 1688 (voir bibliographie). La formule
apparaît au premier chapitre, traitant « Des ouvrages de l'esprit », n° 17. En
réfléchissant sur cette pensée, je crois apercevoir que l'obscurité vient quelquefois de
la crainte d'être obscur,
&
et
presque
toujours d'un excès de travail produit par le désir de parler ou d'écrire mieux que les
autres. L'un enrichit sa diction de comparaisons, mais il les va chercher trop loin ;
l'autre emploie les métaphores, mais il les continue trop
long-temps
longtemps
, ou les enchâsse les unes
dans les autres ; celui-là, pour s'exprimer avec énergie, emprunte des termes étrangers à
sa
matiere
matière
&
et
peu connus. Il ne dit pas assez, parce
qu'il veut trop dire.
Je suis ravi, répliqua Euphorbe, que vous vous rencontriez si bien avec un excellent juge
en cette
matiere
matière
. C'est de Quintilien que
je veux parler. Voici sa pensée :Erit aperta
narratio atque dilucida ; si fuerit exposita verbis propiiis et significantibus, et
non sordidis quidem, non tamen exquisitis, et ab usu remotis : tum distincta rebus,
personis temporibus, locis, causis.
Quint. liv. 4, ch. 2
Quintilien, livre 4, chapitre
2
.
Le récit ne manquera ni de clarté, ni de netteté,
si l'on y emploie des termes propres
&
et
expressifs, qui, sans avoir rien de bas
&
et
de trivial, ne soient pas non plus trop recherchés
&
et
peu en usage ; si l'on place dans
un beau jour
&
et
sans confusion les
événemens
événements
, les personnages, les
temps, les lieux
&
et
les
causes.
La citation latine provient de l'Institutio Oratoria, livre IV, chapitre 2, section XXXVII (voir bibliographie). Dans ce peu de
mots, nous trouvons les principales sources de l'obscurité du
stile
style
. Les uns, pour éviter le langage
du peuple, ont recours à des figures outrées. Un nuage, qui passe dans les airs, est un
océan qui flotte au-dessus de la terre. Un certain Furius, du temps d'Horace,
Hor. Sat. 5, liv. 2, v. 41
Horace, Satire 5, livre 2, vers 41
.
appelloit
appellait
la neige, la salive de
Jupiter.Le passage auquel Bérardier fait ici allusion se trouve dans
la Satire connue sous le titre « L'art de s'enrichir » ; Horace, Sermones (voir bibliographie), livre
II, satire 5, vers 39-41. Tirésias y conseille à Ulysse de s'enrichir par l'abus de
riches clients dans les procès. Marcus Furius Bibaculus était un poète romain qui,
semble-t-il, était l'inventeur de l'image dans laquelle Jupiter crache de la neige sur
les Alpes. Quintilien cite l'image dans l'Institutio Oratoria
(voir bibliographie), livre VIII, chapitre 5, section XVII
(Iuppiter hibernas cana nive conspuit Alpes). Dans une visée satirique, Horace fait
d'une part de Furius l'auteur de la neige-salive (et non de l'expression). Par ailleurs,
l'image apparaît dans un contexte d'exagération au service de l'objectif satirique du
dialogue dans son ensemble. L'expression propre est celle qui peint le mieux
l'objet. Horace,
Hor. Sat. 6, liv. 2, v.
98
Horace, Satire 6, livre 2, vers
98
. en décrivant le départ du rat de campagne, dit de lui :
Levis exilit
. Exit
eût
eut
été trop
foible
faible
; erumpit
eût
eut
été trop fort.Voir
Horace, Sermones (voir bibliographie), livre II, satire 6, vers 97-100. L'expression qu'il
emploie
étoit
était
la meilleure pour nous faire
concevoir sa
légéreté
légèreté
&
et
son impatience. D'autres veulent tout
dire à la fois,
&
et
jettent dans leur récit
un désordre qui le rend inintelligible. Par des digressions sans fin,
ils font oublier à tout moment le principal objet dont ils
devoient
devaient
s'occuper. Théodore est un
homme instruit ; il parle purement sa langue : il aime à raconter ; mais il le fait d'une
maniere
manière
qui impatiente tous ceux qui
l'entendent. Il nous
rapportoit
rapportait
derniérement
dernièrement
l'entrevue qu'il
avoit
avait
eue avec
Eugene
Eugène
, dont il
vouloit
voulait
obtenir une lettre de
recommandation dans une affaire qui
l'
intéressoit
intéressait
beaucoup : voici
comme il s'y prit. Comme
Eugene
Eugène
demeure fort loin de chez moi,
je partis de bonne heure,
&
et
j'arrivai
chez lui entre cinq
&
et
six. Il
étoit
était
absent. Je fus reçu par son
épouse. C'est la fille de ce riche négociant qui a rapporté tant de bien du Nouveau
Monde. Je
voudrois
voudrais
me rappeller son nom
: certainement vous le
connoissez
connaissez
aussi bien que moi. On dit que cette femme est haute,
&
et
d'une humeur difficile. Cependant
elle me fit politesse. En entrant, j'
avois
avais
admiré la beauté de la maison. Elle a été bâtie par Chrysolite, qui a dépensé, dit-on,
cent mille écus à la décorer,
&
et
qui a été
obligé de la vendre trois ans après.
Lorsqu'
Eugene
Eugène
fut arrivé, je lui
exposai ma demande ; et, pendant que nous faisions un moment de
conversation, on expédia la lettre ; il la signa,
&
et
me la remit.
C'
étoit
était
précisément le jour que vous
vîntes me demander à souper, ajouta-t-il, en s'adressent à une personne de la
compagnie.
Tout cela fut encore entrecoupé de plusieurs pauses qui
paroissoient
paraissaient
l'effet d'une
distraction presque continuelle. Vous avouerez sans doute avec moi qu'après un pareil
récit, on n'est pas plus instruit qu'auparavant. L'objet principal, qui est la
recommandation d'
Eugene
Eugène
dans une affaire
qu'on
seroit
serait
curieux de
connoître
connaître
, est celui sur lequel on
passe le plus
légérement
légèrement
. Ne
sentez-vous pas combien il est intéressant de savoir que la maison
d'
Eugene
Eugène
a été bâtie par Chrysolite,
qui s'est ruiné ; que sa femme est haute ; qu'elle est fille d'un négociant dont on a
oublié le nom ? Ajoutez qu'on ne songe à nous décrire la maison, que quand on est prêt
d'en sortir ;Les conventions en vigueur concernant la description dans
le récit veulent qu'on décrive une maison lorsqu'on y arrive. qu'on ne donne la
date de l'événement qu'après l'avoir raconté ; encore ne l'indique-t-on qu'à une personne
de la compagnie. N'est-ce pas là du désordre ?
Oui, sans doute, répondit Timagène,
&
et
je
ne crois pas qu'il soit un effet de l'art. Je me rappelle d'avoir entendu reprocher autrefois à
Homere
Homère
ces
digressions déplacées. En voici un exemple.
Il. liv.
7
Iliade, livre 7
. Nestor,
pour animer les Grecs au combat, leur rappelle sa victoire sur Ereuthalion, revêtu des
armes d'Areïthous. À l'occasion de ces armes, il raconte la
maniere
manière
dont cet Areïthous
combattoit
combattait
, avec une massue
d'airain,
&
et
comment il fut tué par
Lycurgue, qui le surprit, le perça de sa lance,
&
et
le dépouilla de ses armes. Toute la
vieillesse de Nestor ne suffit pas pour excuser cet écart : celle d'Homère lui-même y
suffiroit
suffirait
à peine.Commenter?
Il faut donc, continua Euphorbe, pour qu'un récit soit clair, non pas simplement que le
lecteur puisse l'entendre au prix d'une application longue
&
et
pénible, mais qu'il soit, comme
dit
Non ut intelligere possis (auditor) sed ne
omnino possit non intelligere curandum.
Quint., liv. 8, c.
2
Quintilien, livre 8, chapitre 2
. (Desit: identifier et
citer passsage, vérifier traduction.) Quintilien, dans une
espece
espèce
d'impossibilité de ne pas
concevoir ce qu'on lui raconte.Randa Sabry cite cette phrase de
Bérardier dans le contexte des discussions, au dix-septième et dix-huitième siècles, sur
le rôle du plan pour atteindre une lisibilité parfaite. Voir Stratégies discursives, 1992 (voir bibliographie), p. 50-51. Le vrai secret, pour produire cet effet,
consiste à ne point s'écarter de son objet principal ; à éviter les digressions trop
longues
&
et
trop fréquentes ; à faire un usage modéré des figures ; à se servir d'expressions propres,
&
et
à donner à ses phrases l'arrangement
le plus naturel qu'il est possible. Rien ne contribue davantage à ce bel ordre que les
transitions. Elles conduisent l'esprit doucement, et, pour ainsi dire, sans secousse, d'un
objet à l'autre : elles aident la mémoire à les retenir l'un
&
et
l'autre ; c'est un lien réciproque
qui rapproche
&
et
réünit
réunit
les idées les plus différentes ; car
toute bonne transition doit avoir une liaison également sensible avec ce qui a été dit
&
et
avec ce que l'on va dire. Cet art des
transitions est aussi précieux dans le
stile
style
, que la dégradation des couleurs dans
la peinture,
&
et
ces demi-teintes qui font
passer insensiblement de la lumière aux ombres.Voir également la
comparaison entre peinture et écriture dans le premier entretien, page 6 et 14.
Je pense comme vous, interrompit Timagène,
&
et
je crois qu'un récit dépourvu de
transitions ne ressemble pas mal à un pays coupé de fossés
&
et
de ravines, qu'il faut franchir à
chaque instant ; mais je crois aussi qu'il faut beaucoup de réserve dans l'usage que l'on
en fait. Lorsqu'elles sont trop fréquentes, elles jettent dans le
stile
style
une monotonie ennuyeuse. Je
m'indigne contre un
Auteur
auteur
qui veut
toujours me conduire par la main. Je découvre son artifice,
&
et
je lui en sais mauvais gré. C'est peut-être un tour de l'amour-propre :
mais il faut ménager cette passion dans les autres.
Ménageons-là dans ces objets
indifférens
indifférents
, poursuivit Euphorbe :
j'en suis d'accord ;
&
et
quand je dis qu'il
faut des transitions, je n'entends point qu'elles soient prodiguées sans goût
&
et
sans mesure. Je mets même sur ce
sujet une grande différence entre le
stile
style
oratoire
&
et
celui de la narration. La pompe
&
et
l'appareil de l'éloquence semble
exiger que toutes ses parties soient enchâssées, pour former un tout capable de plaire
&
et
de persuader. L'art s'y déploie
&
et
s'y laisse
appercevoir
apercevoir
. La simplicité du récit
ne lui permet point d'
ornemens
ornements
trop
étudiés. S'il a recours aux transitions, il faut qu'elles ne soient pas trop multipliées.
Lorsqu'elles sont rares
&
et
heureuses, elles
raniment l'attention,
&
et
rendent le sujet
plus intéressant.Voir également les remarques dans le cinquième
entretien, pages 248-249. Dans nos bons
Auteurs
auteurs
il s'en trouve beaucoup qui
ont ces qualités. Je me contente de vous en citer deux, tirées de l'histoire des
révolutions d'Angleterre
Révolutions
d'Angleterre
. L'historien, après avoir raconté la conquête que
fit Edouard I du pays de Galles,
&
et
la mort
de Léolyn, passe à la paix qui suivit cette guerre,
&
et
s'exprime ainsi.
Révol. d'Angl. liv.
4
Révolutions d'Angleterre, livre
4
. Il s'agit sans doute de l'ouvrage
d'Antoine de Bordeaux, Révolutions d'Angleterre, depuis la mort du
Protecteur Olivier jusques au rétablissement du roy, 1670 (voir bibliographie).La gloire que le
roi s'était acquise par l'heureux succès de la guerre de Galles, reçut un nouvel éclat
par l'emploi qu'il fit de la paix, dont elle fut suivie.
Quelques lignes après,
pour nous conduire de cette même paix au mariage qui fut conclu entre le fils de ce même
Edouard l
&
et
l'héritière d'Écosse,
&
et
à la guerre qui fut occasionnée par
ce mariage, il emploie cette belle transition.
Ibid. (Desit: identifier citations.)
Pendant que la prudence d'Édouard lui
faisoit
faisait
prévoir cette guerre (avec
la France), sa bonne fortune lui en
préparoit
préparait
une autre bien plus
avantageuse pour lui, puisqu'avec beaucoup de gloire, il y acquit une nouvelle
couronne.
Il faut avouer, répartit Timagène, que ces sortes de phrases servent tout-à-la-fois
d'ornement au
stile
style
,
&
et
de liaison à des
événemens
événements
détachés par eux-mêmes.
Mais je crois qu'il faut non-seulement les bannir du récit familier, mais que, dans les
grands sujets mêmes, si elles sont trop répétées, elles rendent la diction languissante
&
et
affectée.
Ajoutez, dit Euphorbe, qu'elles nuisent à la
briéveté
brièveté
, autre qualité nécessaire au
récit. Une des louanges qu'Horace donne à
Homere
Homère
, c'est de s'avancer toujours à
grands pas vers son but :
Semper ad eventum festinat.
Hor. Art. Poët. v.
148
Horace, Art poétique, vers
148
.
Voir Horace, Art
poétique (bibliographie), v. 148-149. Horace
déconseille au poète de toujours remonter aux premières origines de son récit ; il
lui recommande de commencer plutôt son récit « in medias res » et de supposer le
reste connu des lecteurs ou auditeurs. La modification de perspective que donne
Bérardier à ce passage horatien est déjà présent chez Boileau, dans son Art poétique, 1674 (voir bibliographie), chant III, v. 302-306 : « Il ne s'égare point en de trop
longs détours ; / Sans garder dans ses vers un ordre méthodique, / Son sujet de
soi-même et s'arrange et s'explique ; / Tout, sans faire d'apprêts, s'y prépare
aisément ; / Chaque vers, chaque mot court à l'événement ». Chez Boileau s'exprime
donc « l'idéal du discours linéaire » qui est celui des siècles classiques ;
voir Randa Sabry, Stratégies discursives, 1992 (bibliographie), p. 129.
Assurément, répliqua Timagène, voilà un éloge qui me
paroît
paraît
bien déplacé. Peut-on faire un
mérite de sa brièveté à un écrivain qui a composé deux
poëmes
poèmes
de vingt quatre livres chacun ?
J'
accorderois
accorderais
encore plus
volontiers cette gloire à Virgile, qui a su les renfermer tous deux dans les douze livres
de son
Ænéïde
Énéide
. Je ne
vois pas bien clairement ce qu'on entend par cette qualité. Peut-on la trouver dans un
ouvrage de longue haleine ?
N'en doutez pas, répondit Euphorbe, comme elle peut manquer dans un écrit d'une heure de
lecture. Cette qualité, plus nécessaire encore au récit qu'aux autres genres d'écrire, se
trouve, comme toutes les vertus, placée entre deux vices : d'un côté, l'obscurité ; de
l'autre, la prolixité.Cette définition de la vertu reprend la doctrine
du juste milieu, déjà apparue au premier entretien (page 12), et célèbre depuis l'Éthique à Nicomaque
d'Aristote. Nous avons examiné quels moyens il
falloit
fallait
prendre pour ne pas tomber
dans ce premier
écueuil
écueil
: on évite le
second, lorsqu'on ne dit rien qui n'ait rapport au sujet qu'on traite, lorsqu'on retranche
tous les détails inutiles,
&
et
qui ne
contribuent point à faire mieux
connoître
connaître
l'objet dont il s'agit. Je
ne dirai point qu'un tel prit son fusil, y mit de la poudre
&
et
une balle ; qu'il l'arma ; qu'il mit
en joue ; qu'il déchargea son coup sur tel autre, qui en fut renversé
&
et
mis à mort : tandis que je puis dire,
sans tous ces détours, qu'il le tua d'un coup de fusil. La
briéveté
brièveté
consiste donc à dire tout ce
qu'il faut, mais à ne dire que ce qu'il faut. Cette
regle
règle
, toute sévère qu'elle
paroît ;
paraît,
s'accommode fort bien
quelquefois avec la longueur du récit.Ponctuation modifiée dans le
texte de lecture. Elle n'exclut pas même les
ornemens
ornements
. Le plaisir qu'ils nous
procurent est une
espece
espèce
de charme qui nous
fait
paroître
paraître
la narration moins étendue.
Une route unie sur un tapis de verdure, quelque longue qu'elle soit, nous fatigue moins
qu'un sentier plus court, mais rude
&
et
escarpé. Tout ce que je dis ici est emprunté de Quintilien,
Quint. liv.
Quintilien, livre
4. (Desit:
identifier et citer passage.) dans un endroit où il conseille même de ne point
se proposer pour modèle le
stile
style
concis de Salluste. Il l'approuve
dans cet historien, mais il craint, avec raison, qu'il ne fasse de mauvais imitateurs.
Je crois saisir votre pensée, reprit Timagène. Ne dire que ce qu'il faut, c'est élaguer
tous les détails superflus,
traînans
traînants
,
ennuyeux
;
,
ne point noyer dans une foule
d'expressions ce qui peut être renfermé dans un mot
:
;
dire tout ce qu'il faut, c'est n'omettre
aucune des circonstances nécessaires ou utiles au sujet,
&
et
qui puisse contribuer à le faire
connoître
connaître
ou à l'orner.La ponctuation de cette phrase a été modifiée, dans le texte de
lecture.
De-là
De là
, il est aisé de conclure qu'un récit
peut être court,
&
et
renfermer grand nombre
de circonstances. Vous me réconciliez avec la
briéveté
brièveté
. Je
m'
imaginois
imaginais
qu'elle
proscrivoit
proscrivait
bien des morceaux
d'histoire dont la lecture me
faisoit
faisait
grand plaisir,
&
et
où je vois aujourd'hui
qu'elle
avoit
avait
beaucoup de part. Je veux vous
en remettre un sous les
ieux
yeux
qui me semble
sur-tout
surtout
dans ce genre. En disant ces
mots, il prit, dans la bibliothèque, un volume de l'histoire de France, par le
P.
Père
Daniel,
&
et
lut cet endroit où l'historien
raconte la mort du fameux Henri, duc de Guise.
Hist. de
France
Histoire de France
, Henri
III, an 1588. Il s’agit de l’Histoire
de France, depuis l'établissement de la monarchie française dans les Gaules, par
le Père Gabriel Daniel, Paris : Delespine, 1713, 3 vol. in-fol. Une nouvelle édition
paraît en 1755-1760, 17 vol. in-4. Le Père Gabriel Daniel, né le 8 février 1649 à Rouen
et décédé le 23 juin 1728 à Paris, est un historiographe jésuite français. Henri Ier de
Guise, dit le Balafré, est né le 31 décembre 1549. D'abord prince de Joinville, il
devient duc de Guise (1563) et pair de France. Il devient chef de la Ligue catholique
(1576) durant les guerres de Religion en France. Il est assassiné sur l'ordre d'Henri
III lors des États Généraux, le 23 décembre 1588, au château de Blois. Voir La Tragédie de Blois. Quatre siècles de polémique autour de l'assassinat
du duc de Guise. Blois : Château de Blois, 1988.
Les mesures furent prises pour le 23 de décembre.
Le Roi fit dire au duc de Guise qu'il voulait tenir conseil le matin ce jour-là ,
&
et
expédier beaucoup d'affaires, pour
aller passer les fêtes à Notre-Dame de Cléry, où il prétendait faire ses dévotions. Le
soir du 22, Larchant alla trouver le duc de Guise,
&
et
lui dit que, pressé par les
officiers
&
et
par les gardes de sa
compagnie, il venait le supplier d'employer son autorité pour leur faire donner leur
paye ; qu'ils n'avaient rien reçu depuis longtemps ; que, sans cela, les gardes pour la
plupart, seraient obligés de se retirer,
&
et
plusieurs d'entr'eux contraints de
vendre leurs chevaux, pour avoir de quoi faire leur voyage à pied :
&
et
sur ce que le duc lui promit de
faire ce qu'ils demandaient, il le supplia de trouver bon qu'il lui présentât un placet
lorsqu'il entrerait au conseil. Le lendemain dès le grand matin, le Roi fit venir dans
son cabinet Ornano, Bonivet, la Grange Montigny
&
et
d'Entragues, qui, depuis quelque
temps, avait quitté le parti du duc de Guise pour se donner au Roi, au prix du
gouvernement d'Orléans : il était fort irrité contre le duc, qui, s'obstinant à vouloir que cette place fût du nombre des villes de sûreté qu'on lui
avait accordées, empêchait qu'il ne se mit en possession de ce gouvernement. Loignac s'y
rendit pareillement avec neuf des plus résolus des Quarante-cinq, qu'on y avait fait
entrer avant le jour par un escalier dérobé,
&
et
à qui ce seigneur dit alors de quoi
il s'agissait.
Dès qu'il furent tous assemblés, le Roi leur parla en peu de mots,
sur le service qu'il attendait de leur courage
&
et
de leur fidélité... Il l'assurèrent
tous de la disposition où ils étaient de se sacrifier pour Sa Majesté,
&
et
qu'ils répondraient parfaitement à
la confiance dont on les honorait. Il se fit apporter autant de poignard que Loignac
avait choisi d'hommes dans sa compagnie,
&
et
leur dit, en les leur mettant en main
: C'est une exécution de justice que je vous recommande de faire sur
l'homme le plus criminel de mon Royaume,
&
et
que les lois divines
&
et
humaines me permettent de punir :
et, ne le pouvant faire les lois ordinaires de la Justice, je vous autorise à le faire
par le droit que me donne ma puissance royale. Il les plaça, avec Loignac, à
l'entrée d'un cabinet qui était à gauche en entrant dans la chambre,
pour y attendre le duc de Guise,
&
et
se
retira dans une autre plus avancé, suivi des seigneurs que j'ai nommés.
Si le duc
de Guise n'évita pas ce péril, ce ne fut point faute d'en avoir été averti : car,
quelques précautions que le Roi eût prises pour tenir son dessein caché, bien des gens
s'en défièrent, soit qu'ils jugeassent que le Roi ferait enfin ce que son intérêt
demandait qu'il fît, soit qu'attentifs à tout ce qui se passait, ils eussent entrevu
&
et
deviné quelque chose qui leur eût
donné cette pensée. Le sieur des Vins, chef de la Ligue dans la Provence, écrivit au
duc, en désapprouvant sa trop grande confiance, ayant tant de sujets de se défier du
Roi, quelque bonne mine qu'il lui fît : à quoi il répondit, qu'il ne comptait nullement
sur la bonté du Roi, dont il connaissait la dissimulation ; mais sur la crainte
&
et
le bon sens de ce prince, qui
n'ignorait pas que s'il entreprenait sur sa personne, il se perdrait lui-même sans
ressource.
Après tout, il ne laissait pas quelquefois de faire ses réflexions sur
ce sujet avec ses confidents ;
&
et
peu de
jours avant son malheur, comme il s'entretenait avec le Cardinal de
Guise son frère, l'archevêque de Lyon, le siëur de Mandreville, gouverneur de S.
Menehoult, le président de Neuilly,
&
et
la
Chapelle Marteau, prévôt des marchands, chacun disant les conjectures sur je ne sais
qu'elles apparences qui leur faisaient juger qu'il se tramait quelque chose, tous lui
conseillèrent de s'éloigner sous quelque prétexte. Il n'y eut que l'archevêque de Lyon
qui soutint que ce serait quitter la partie,
&
et
par conséquent la perdre,
&
et
que le Roi, du génie dont il était,
ne ferait jamais une entreprise si hasardeuse, où il courait lui-même risque de sa vie ;
sur quoi Mandreville s'emportant, traita de folie un si mauvais raisonnement, dans une
conjoncture où il s'agissait de tout perdre.
Mais le duc de Guise ne répondit point
autre chose à tout cela, sinon qu'il était trop avancé pour reculer ;
&
et
que le Roi
&
et
lui étaient comme deux armées en
présence, dont l'une en se retirant, donnait la victoire à l'autre.
Le jour qui
précéda l'exécution, se mettant à table, il trouva sous sa serviette
un billet, par lequel on lui donnait avis de prendre garde à lui,
&
et
qu'on lui préparait un mauvais
tour. L'ayant lu, il prit son crayon
&
et
écrivit au bas ; on n'oserait,
&
et
le jetta sous la table. C'est ainsi
que ce malheureux prince, dominé par son ambition, se cachant à lui-même tous les
dangers, ou les méprisant trop, s'opiniâtrait à sa perte, jusqu'à ce qu'enfin le moment
fatal arriva. Le 23 de décembre, ceux qui étaient du conseil, suivant l'ordre du Roi, se
trouvèrent de grand matin dans l'anti-chambre. Les cardinaux de Vendôme
&
et
de Gondi, les maréchaux d'Aumont
&
et
de Retz, les sieurs Nicolas de
Rambouillet
&
et
d'O s'y rendirent les
premiers,
&
et
un peu après vinrent le
cardinal de Guise
&
et
l'archevêque de Lyon.
Le duc de Guise arriva le dernier,
&
et
trouva au sortir de son appartement Larchant, avec la plupart de sa compagnie des
Gardes, pour lui présenter le placet dont il lui avait parlé le soir précédent. Ils le
suivirent jusqu'à la porte de l'anti-chambre, les Gardes s'étant rangés des deux côtés
de l'escalier, selon l'ordre qu'ils en avaient de leur capitaine,
comme pour faire honneur au duc de Guise,
&
et
rendre le passage libre. Le duc, avec
son honnêteté
&
et
ses manières ordinaires,
leur promit de ne les pas oublier
&
et
entra
dans l'antichambre. Larchant demeura sur l'escalier avec les Gardes rangés comme ils
étaient,
&
et
fit descendre dans la cour les
pages, les valets-de-pied,
&
et
tous ceux de
la suite du duc
&
et
des autres seigneurs
qui étaient entrés. Le duc s'étant approché du feu, sentit une espèce de faiblesse qui
le prenait. Quelques-uns prétendent qu'elle ne venait que d'une débauche de la nuit
précédente, qu'on dit qu'il avait passée avec une maîtresse ; d'autres l'attribuèrent à
une peur subite qui le saisit, au sujet des fréquents avertissements qu'on lui avait
donnés. Car à cela près, il s'était trouvé tant de fois sans Gardes dans cette
antichambre pour le conseil qu'il n'y avait rien de particulier qui dût plus l'effrayer
qu'en un autre temps. Saint-Prix, valet-de-chambre du Roi, lui présenta des prunes de
Brignoles, dont il goûta,
&
et
un mouchoir
pour s'essuyer l'œil, qui était souvent humide du côté de la plaie
qu'il avait reçue autrefois à la joue. On dit, à cette occasion, que Pericard, son
secrétaire, ayant su que Grillon, colonel du régiment des Gardes, avait fait fermer les
portes du château, entra dans une grande appréhension,
&
et
lui envoya un page pour lui porter
son mouchoir qu'il avait oublié,
&
et
que
dedans il mit un billet, où ces mots étaient écrits : sauvez-vous, Monsieur, ou vous
êtes mort : mais on ne le laissa pas passer.
Sur les huit heures du matin, Revol,
secrétaire d'état, vint dire au duc de Guise, que le Roi le demandait dans son cabinet ;
il y alla
&
et
entra dans la chambre par une
courte galerie qui la séparait de l'antichambre. La porte ayant été aussitôt fermée,
comme c'était la coutume, il tourna vers le cabinet de la gauche, où on lui avait fait
entendre que le Roi était. Ayant levé la tapisserie,
&
et
s'étant un peu penché, parce que la
porte était basse, il fut à l'instant atteint de six coups de poignards, qui ne lui
laissèrent que le temps de crier, mon Dieu, ayez pitié de moi.
D'autres disent que
Saint-Malin, un des Quarante-cinq, fut celui qui lui porta le premier
coup,
&
et
que de crainte qu'il ne fut armé
sous ses habits, il s'était placé de telle sorte qu'il pût de haut en bas lui plonger
son poignard dans la gorge, à défaut de la cuirasse,
&
et
que le duc ne poussa qu'un grand
soupir, sans dire mot ; que tous les autres se jetèrent en même-temps sur lui,
&
et
le percèrent d'une infinité de
coups.
Il y en a qui racontent, qu'ayant aperçu Loignac assis sur un coffre,
&
et
jugé à sa contenance, qu'il avait
un mauvais dessein contre sa personne, il porta la main à son épée, marchant droit à lui
; mais qu'ayant le bras embarrasse de son manteau,
&
et
ayant été prévenu par les coups
qu'on lui porta, il ne put la tirer qu'à moitié.
Quoi qu'il en soit de ces diverses
circonstances ; car l'on en feint souvent dans ces sortes de rencontres, il est certain
que la chose fut faite en un moment. Le Roi en étant averti, sortit de son cabinet,
&
et
ayant fait jeter un tapis sur le
corps, rentra pour attendre qu'on eut achevé d'exécuter les autres ordres qu'il avait
donnés.
Desit: "choice" pour la citation, édition de référence.
Assurément on
pouvoit
pouvait
donner à ce récit beaucoup moins d'étendue,
&
et
se contenter de dire avec l'auteur de
la Henriade :
Le Roi le fit lui-même immoler à sa vue.
De cent coups de poignard indignement percé
Son orgueil en mourant ne fut point abaissé
Et ce front, que Valois
craignoit
craignait
encor peut-être,
Tout pâle
&
et
tout sanglant
sembloit
semblait
braver son maître.Voltaire, La Henriade (1723), dans : Œuvres de M. de Voltaire : La Henriade, nouvelle édition, 1772
(voir bibliographie), p. 96-97 (chant
troisième).
Il semble même que le
P.
Père
Daniel s'arrête à
des circonstances petites en elles-mêmes : car, sans parler du détail de tous les
avertissemens
avertissements
que reçut le duc,
&
et
qu'il méprisa, des entretiens qu'il
avoit
avait
eus avec ses
confidens
confidents
,
&
et
de ses craintes
particulieres
particulières
, quoi de plus
inutile en apparence, que de nous dire qu'il arriva le dernier au conseil ; qu'il eut une
foiblesse
faiblesse
dans l'antichambre du Roi
; que son secrétaire lui envoya un page, qui ne put pas lui parler ; qu'on vint l'avertir
que le Roi le
demandoit
demandait
; qu'il passa
par une galerie pour arriver au cabinet ; qu'il leva la tapisserie,
&
et
qu'il se pencha pour entrer ?
Cependant cette description ne m'a jamais causé le moindre ennui,
&
et
je ne puis disconvenir qu'elle m'a
toujours attaché plus puissamment,
&
et
ma
causé un plaisir bien plus vif, que le court
&
et
pompeux récit du
poëte
poète
, malgré les
ornemens
ornements
dont il le charge.
Il est évident, dit alors Euphorbe, que
cet
cette
espece
espèce
À plusieurs
reprises, mais de manière peu systématique, le mot 'espèce' est traité comme masculin,
dans l'Essai sur le récit. d'enchantement est dû à
l'adresse de l'écrivain, qui
sçait
sait
habilement
se faire oublier, pour nous tenir attachés tout entiers à l'objet qu'il nous présente. Il
nous fait suivre pas à pas un homme fameux, dans un moment critique qui va décider de son
sort
&
et
de celui de l'État. Ce n'est plus
une simple lecture ; c'est un spectacle
très-intéressant
très
intéressant
pour moi. L'exposé des plus minces circonstances favorise
cette illusion,
&
et
cet intérêt les ennoblit
: il n'en est plus alors d'inutiles : uniquement attentif à l'événement qui se passe, pour
ainsi dire, sous mes
ieux
yeux
, je ne m'aperçois
pas de la longueur d'un récit qui me charme.Noter le lien établi par
Euphorbe entre la richesse des circonstances
&
et
l'illusion de présence propre à
l'hypotypose qui 'met sous les yeux'. Le
poëte
poète
se montre à découvert : il
travaille à me plaire, sans déguiser l'envie qu'il a d'y réussir. Je pense trop à lui,
pour m'occuper beaucoup du héros qu'il chante.
Je m'
étois
étais
imaginé, interrompit Timagène,
que la petitesse de ces détails
n'
étois
était
relevée que par l'importance des
personnages qui sont introduits sur la scène. Tout
paroit
parait
grand dans les gens d'un certain
rang. L'éclat du trône réfléchi sur eux frappe les
ieux
yeux
du peuple,
&
et
attire son admiration
&
et
ses respects.
Vous avez raison, répliqua Euphorbe : cette grandeur attire l'admiration ; mais elle ne
forme pas le plaisir
&
et
l'agrément. Au
reste, on se lasse bientôt d'admirer ; témoins ces récits pompeux de Lucain, qui fatiguent
peut-être autant par leur continuelle magnificence, que par leur longueur. Mais pour vous
convaincre que c'est moins la noblesse de l'action,
&
et
des acteurs, que l'intérêt qu'on sait
y mettre, qui soutient l'attention dans un récit, qui en rend les détails agréables,
&
et
qui le fait
paroître
paraître
court, quelque long qu'il
puisse être, je veux vous citer un morceau d'un ancien
poëte
poète
, qui vous plaira assurément.
Permettez que je vous lise l'histoire de Philémon
,
&
et
Baucis, dans Ovide.Voir Ovide, Métamorphoses, livre VIII, 611-724. Jupiter
&
et
Mercure
voyageoient
voyageaient
. Fatigués de la route,
ils cherchent une retraite dans le premier bourg où ils se trouvent. Tous les
habitans
habitants
ferment leurs portes,
excepté les deux heureux époux, que je viens de nommer. Écoutez
maintenant le récit du
poëte
poète
.Les deux Divinités abordent donc cette chétive
demeure,
&
et
la porte trop bâtie, les
oblige à courber la tête en y entrant. A l'instant le vieillard invite les Dieux à se
reposer,
&
et
leur présente un siège, sur
lequel Baucis, toujours attentive, jette un mauvais tapis. Delà, elle va écarter les
cendres du foyer ; elle ranime le feu de la veille ; elle le nourrit avec des écorces
&
et
des feuilles bien sèches,
&
et
elle trouve encore assez
d'haleine pour y faire naître la flamme. Elle apporte alors, du lieu le plus élevé de
la maison, des éclats de bois, des branches desséchées ; elle les brise en morceaux
&
et
les range sous une petite
chaudière. [p.57] Cela fait, elle nettoie quelques légumes, que son mari avait
cueillis dans le jardin.
Philémond
Philémon
lui-même prend une fourche ; détache d'un pieu noirci par la vétusté, un quartier de
lard bien enfumé
&
et
gardé depuis
longtemps ; il en coupe une légère tranche,
&
et
la met dans l'eau bouillante. Tous
les deux cependant tâchent, par leurs propos, d'amuser leurs hôtes,
&
et
de faire disparaître la longueur
de ces préparatifs. Dans la chambre, il y avait un bassin de bois, suspendu par l'anse
à un clou ; on le remplit d'eau tiède,
&
et
on donne à laver aux deux
étrangers. Au milieu de ce réduit, une couchette de bois de saule portait un matelas
·rempli· d'herbages tendres
&
et
mollets ;
[p.58] on le couvre d'une housse, qu'on ne déployait qu'aux jours de fêtes : elle
était vieille
&
et
grossière ; mais elle
allait assez bien sur un lit de saule. Les Dieux y prirent leur place. Baucis se
prépare au service,
&
et
d'une main
tremblante, dresse la table. Mais l'un des trois pieds était plus court que les autres
: le remède fut un éclat de brique glissé sous le pied inégal : il mit la table de
niveau,
&
et
dans cet état, on l'essuie
avec des herbes fraîches. Aussitôt, on la couvre de figues des deux couleurs, de
cornouilles conservées dans la lie, de chicorée, de racines, de fromages
&
et
d'œufs passés légèrement dans la
cendre chaude. Tout cela est servi sur de la vaisselle de terre. Cette argenterie
[p.59] est accompagnée d'une coupe de même métal,
&
et
de deux tasses de bois de hêtre
enduites de cire en-dedans. Bientôt après, on voit paraître les mets chauds,
&
et
l'on remet sur la table du vin
dont la date n'était pas fort ancienne. Ce service étant levé, fait place au dessert.
Il était composé de noix, de dattes de palmier, de plusieurs corbeilles de différents
fruits d'une odeur charmante,
&
et
de
grappes de raisin, qui auraient fait pâlir la pourpre. Au milieu était un rayon de
miel. À tout cela, se joignait un air d'ouverture
&
et
de franchise,
&
et
une bonne volonté, qui ne se
sentait en rien de leur âge
&
et
de leur
pauvreté. Cependant, ils s'aperçoivent que la coupe n'est pas plutôt vidée, qu'elle se
remplit d'elle-même,
&
et
qu'une nouvelle
liqueur [p.60] succède toujours à la première. Ce prodige nouveau les surprend, les
effraie l'un
&
et
l'autre. Ils ont recours
aux prières,
&
et
d'un air humble
&
et
timide, ils demandent grâce pour
un repas aussi mal apprêté. Il ne leur restait qu'une seule oie, l'unique gardien de
ce petit héritage. Déjà ses maîtres se préparaient à l'immoler aux Dieux qui les
avaient visités. L'animal, aidé de ses ailes, fatigue à la course les deux vieillards
; il élude longtemps leurs poursuites ; il semble même aller chercher un asile sous
les pieds des deux Divinités. Elles s'opposèrent à sa mort ;
&
et
prenant alors la parole, nous
sommes des immortels, dirent elles ; vos voisins sont des impies ; ils recevront le
châtiment qu'ils méritent. Vous seuls serez exempts de ces maux. Abandonnez seulement
ce séjour : suivez nos pas,
&
et
rendez-vous l'un
&
et
l'autre au sommet de
cette montagne.
Ergo ubi cælicolæ parvos tetigêre pénates,
Summissoque humiles intrarunt vertice postes,
Membra senex posito jussit relevare sedili,
Quod super injecit textum rude sedula Baucis.
Inde foco tepidum cinerem dimovit, et ignes
Suscitat hesternos, soliisque et cortice ficco(Desit: vérifier
latin.)
Nutrit, et ad flammas animâ perducit anili :
Multifidasque faces, ramaliaque arida, tecto
Detulit, et minuit, parvoque admovit aheno,
Quodque suus conjux riguo collegerat horto,
Truncat olus foliis. Furcâ levat ille bicorni
Sordida terga fuis, nigro pendentia tigno,
Servatoque diu resecat de tergore, partem
Eriguam, sectamque domat ferventibus undis.
Interea medias fallunt sermonibus horas,
Sentirique moram prohibent. Erat alveus illic
Fagineus, durâ clavo suspensus ab ansâ.
Is tepidis impletur aquis, artusque fovendos
Accipit. In medio torus est de mollibus ulvis
Impositus lecto spondâ pedibusque salignis.
Vestibus hunc velant, quas non nisi tempore festo
Sternere consuerant, sed et haec vilisque vetusque
Vestis erat, lecto non indignanda saligno.
Accubuere Dei. Mensam succincta tremensque
Ponit anus, mensae sed erat pes tertius impar :
Testa parem fecit, quæ postquam fubdita clivum
Sustulit, æquatam menthâ extersere virenti.
Ponitur hîc bicolor finceræ bacca Minervæ,
Conditaque in liquidâ corna autumnalia fæce
Intybaque et radix et lactis massa coacti,
Ovaque non acri leviter versata favilla :
Omnia fictilibus. Post hæc cœlatus eodem
Sistitur argento crater, fabricataque fago
Pocula, quæ cava sunt flaventibus illita ceris.
Parva mora est, epulasque foci misere calentes,
Nec longæ rursus referuntur vina senectaæ ;
Dantque locum mensis paulum seducta secundis.
He nux, hîc mixta est rugosis carica palmis,
Prunaque, et in patulis redolentia mala canistris,
Et de purpureis collectæ vitibus uvæ.
Candidus in medio favus est. Super omnia vultus
Accessere boni, nec iners pauperque voluntas.
Interea, quoties haustum cratera repleri
Sponte suâ, per seque vident succrescere vina,
Attoniti novitate pavent, manibusque supinis
Concipiunt Baucifque preces timidusque Philemon,
Et veniam dapibus nullisque paratibus orant.
Unicus anser erat minimæ custodia villæ,
Quem diis hospitibus domini mactare parabant.
Ille celer pennâ tardos ætate fatigat,
Eluditque diu, tandemque est visus ad ipsos
Confugisse Deos. Superi vetuerc necari ;
Dîque sumus, meritasque luet vicinia pœnas
Impia, dixerunt : vobis immunibus hujus
Esse mali dabitur : modo vestra relinquite tecta,
Ac nostros comitate gradus, et in ardua montis
Ite simul.
Voilà un grand détail de circonstances
&
et
même des plus minces. Quoi de plus
frivole en apparence que cette remarque : Summissoque humiles
intrarunt vertice postes
,
&
et
que
celle-ci, quod super injecit textum rude sedula Baucis
? La
peinture de cette table boiteuse qu'il faut étayer pour lui donner son
à-plomb
aplomb
, a quelque chose qui approche
du comique : la fuite de cette
oye
oie
, qui va
chercher un asile sous les pieds de Jupiter, ne
paroît
paraît
pas digne d'occuper un esprit
raisonnable. Malgré tout cela, dites-moi quelle impression a fait sur vous cette lecture
?
Une impression fort agréable, répondit Timagène ; mais bien différente de celle que j'ai
éprouvée dans le récit de la mort du duc de Guise. Ici, le plaisir
étoit
était
accompagné de trouble
&
et
d'
allarmes
alarmes
: l'esprit
étoit
était
inquiet ;
&
et
cette inquiétude
avoit
avait
des charmes. Là, c'est un je ne
sçais
sais
quoi de doux
&
et
de paisible, que je ne peux
définir.Sur la notion du 'je ne sais quoi', voir l'article d'Erich
Köhler, « ‘Je ne sais quoi’. Ein Kapitel aus der Begriffsgeschichte des Unbegreiflichen
», 1966/1984 (voir bibliographie).
D'autres occurrences du concept dans l'Essai sur le récit se
trouvent aux pages 103 et
594.
C'est-là
C'est là
précisément, ajouta Euphorbe,
l'effet de ces circonstances détaillées à propos,
&
et
qui
alongent
allongent
le récit sans nuire à sa
briéveté
brièveté
. Les unes plus sérieuses,
m'attachent à un objet important, excitent ma curiosité
&
et
me donnent une agréable impatience de
voir l'issue d'un événement intéressant par lui-même, ou par les
personnages qui y figurent : les autres peignent la nature toujours belle, même
lorsqu'elle est sans
ornemens
ornements
,
&
et
cette vue fait naître un sentiment
délicieux, qui répand dans le cœur le calme
&
et
la joie. Dans ces superbes jardins, où
l'art déployé toutes ses richesses, les
compartimens
compartiments
des parterres, la
beauté des terrasses, le fini des statues, l'abondance des eaux jaillissantes sous cent
formes différentes, l'ingénieux tissu des bosquets obtiennent notre admiration
&
et
nos suffrages : dans un vallon
tapissé d'un gazon émaillé de mille fleurs, fermé par des coteaux couronnés de verdure,
rien ne nous surprend ; mais cette belle nature enchante nos sens,
&
et
nous invite à goûter la fraîcheur
&
et
le repos sur les bords d'un ruisseau
dont l'onde claire
disparoît
disparaît
souvent
sous l'épaisseur de la pelouse qui l'environne. Voilà l'image des deux espèces de récit
dont nous parlons.La comparaison reprend des éléments du locus amoenus, mais fait également penser à celle que Marivaux
utilise pour figurer la différence entre la beauté et le 'je ne sais quoi', dans la «
Seconde feuille » du Cabinet du philosophe de 1734 ; voir
Marivaux, Journaux et Œuvres diverses, 1988, p. 346 (voir bibliographie).
Je vois,
repris
reprit
Timagène, que la plus
grande difficulté consiste ici à bien distinguer les occasions
ou
où
ce détail peut faire un bon effet,
d'avec celles où il
deviendroit
deviendrait
ennuyeux : c'est en quoi l'auteur doit consulter
&
et
suivre son goût. Mais, outre cette
briéveté
brièveté
qui regarde plus
particulierement
particulièrement
les
faits qu'il faut décrire, n'en est-il point une autre qui n'appartient qu'à l'expression
?
Sans doute, repartit Euphorbe ;
&
et
cette
derniere
dernière
est toujours belle,
lorsqu'elle n'est point outrée. Quintilien nous en donne la définition, lorsqu'il nous dit
que la perfection de la
briéveté
brièveté
consiste
à renfermer beaucoup de choses dans peu de mots. Pulcherrima brevitas
est, cum plura paucis complectimur
.La citation vient d'un
passage de Quintilien consacré à la 'brevitas' : « Ac merito laudatur brevitas integra.
Sed ea minus praestat quotiens nihil dicit nisi quod necesse est (brachylogian vocant,
quae reddetur inter schemata), est vero pulcherrima cum plura paucis complectimur, quale
Sallusti est: ‹ Mithridates corpore ingenti, perinde armatus ›. » Quintilien, De institutione oratoria (voir bibliographie), livre VIII, 82. Lorsque Tite-Live, en décrivant le
combat des Horaces
&
et
des Curiaces, dit de
ces six héros ; Magnorum exercituum animos gerentes
;Tite-Live, Ab Urbe condita (Histoire romaine), livre I, 25 : « Datur signum infestisque armis
velut acies terni iuvenes magnorum exercituum animos gerentes concurrunt ».
qu'elle foule d'idées ne fait pas naître dans l'esprit ce peu d'expressions, qui peint
tout-à-la-fois
tout à la fois
leur contenance,
leur résolution, les grands intérêts dont ils sont dépositaires,
&
et
les espérances même de ceux dont ils
défendent la cause ?
C'est-là
C'est là
une de ces
façons de parler fécondes, qui donnent à penser plus qu'on ne dit.
S'il est beau de faire penser plus qu'on ne dit, répliqua Timagène, il s'ensuit qu'il ne
faut pas revenir à plusieurs reprises sur ce que l'on a déjà dit,
&
et
le répéter en différentes façons. Sur
cela, j'ai une petite querelle à faire
à l'Auteur
au
poète
que vous venez de citer.Timagène veut parler
d'Ovide. (Les Errata que l'édition originale contient, page 725, signalent l'imprecision
: « page 63, lig. 25, à l'Auteur ; lisez, au poëte.
»). Il n'est jamais content de sa première expression ; il
revient sur ses pas,
&
et
retourne cent fois
une même pensée. Selon lui, le chaos est une masse informe
&
et
grossiere
grossière
; il n'a d'autre force qu'une
oisive pesanteur ; c'est un amas confus de principes désunis, sans ordre
&
et
sans harmonie.
Métam. l. 1, v. 7
Métamorphoses,
livre 1, vers 7
. Voir Ovide, Métamorphoses, livre 1, vers 5-9 :
Ante mare et terras et quod tegit omnia caelum
Unus erat toto naturae vultus in orbe,
Quem dixere chaos : rudis indigestaque moles
Nec quicquam nisi pondus iners congestaque eodem
Non bene iunctarum discordia semina rerum. Traduction française : « Avant la
formation de la mer, de la terre, et du ciel qui les environne, la nature dans l'univers
n'offrait qu'un seul aspect; on l'appela chaos, masse grossière, informe, qui n'avait
que de la pesanteur, sans action et sans vie, mélange confus d'éléments qui se
combattaient entre eux. » (Traduction légèrement adaptée de G.T. Villenave, Paris, 1806,
source : Bibliotheca Classica
Selecta).
Rudis indigestaque moles ;
Nec quidquam, nisi pondus iners, congestaque eodem
Non bene junctarum discordia semina rerum.
Parle-t-il du Déluge ? Ce n'est pas assez d'avoir dit, que la terre
&
et
les eaux ne
formoient
formaient
plus deux éléments
distingués.
Ibid.
l. 1,
v.
, livre 1, vers
291
Dans les
Métamorphoses d'Ovide, au livre 1, vers 291-291, on peut lire
effectivement :
Iamque mare et tellus nullum discrimen habebant : Omnia pontus
erat, derant quoque litora ponto. Traduction française : « Déjà la terre ne se
distinguait plus de l'océan : tout était mer, et la mer n'avait point de rivages. »
(Traduction légèrement adaptée de G.T. Villenave, Paris, 1806, source : Bibliotheca Classica Selecta.
(Desit: Meilleure source.) Il ajoute : tout était mer ;
&
et
cette mer n'avait pas même de
rivage.
Dans l'original, les guillemets initiaux de la
citation sont placés avant « Il ajoute ». Dans la belle description qu'il fait de
cette peste, qui emporta tous les
habitans
habitants
de la petite
Isle d'Œgine
Île d'Égine
, il répète encore
jusqu'à trois fois la même idée. Ces malheureux citoyens, dit-il,
dans leur désespoir fuyent les lieux qui les ont
vû
vu
naître ; chacun d'eux regarde sa maison
comme un séjour funeste,
&
et
ne pouvant
découvrir la cause de leurs maux, ils en accusent la demeure qu'ils
habitent.
Fugiuntque penates
Quisque suos : sua cuique domus funesta videtur :
Et quia causa latet, lotus est in crimine.
Je
pourrois
pourrais
citer une foule d'autres
exemples.
Il me
paroît
paraît
, reprit Euphorbe, que vous
n'avez pas oublié vos anciens
Auteurs
auteurs
,
&
et
que vous les avez lus avec bien du
goût. Au reste, sans parler des deux
Sénéques
Sénèques
, combien est il d'écrivains
aussi verbeux qu'Ovide,
&
et
qui ne
rachetent
rachètent
pas comme lui ce défaut
par la richesse de leur diction
&
et
la beauté
de leur esprit ? Un historien moderne, qui jouit d'une réputation bien méritée, tombe
souvent dans le défaut que vous reprochez au
poëte
poète
latin. Laissant à part ces
dissertations
&
et
ces réflexions, soit
morales, soit critiques, que l'on rencontre à toutes les pages de son ouvrage, voici
quelques endroits où vous verrez qu'il prodigue les phrases
&
et
les expressions pour la même
pensée.
Hist. Anc. t. 2, p. 309
Histoire Ancienne, tome 2, p. 309
.
Il s'agit de Charles Rollin (1661-1741), historien, professeur et
administrateur français, et de son Histoire ancienne des Égyptiens,
des Carthaginois, des Assyriens, des Babyloniens, des Mèdes et des Perses, des
Macédoniens, des Grecs, 13 vol., 1730-1738, seconde édition de 1732 (voir bibliographie), vol. 2, p. 304-305 (« Éloge et caractère de
Cyrus »). Il dit, qu'un Roi
,
doit se regarder comme un pasteur ; qu'il doit en avoir
la vigilance, l'attention, la bonté ; veiller afin que les peuples soient en sûreté, se
charger des soins
&
et
des inquiétudes, afin
que les autres en soient exempts ; choisir tout ce qui leur est
salutaire ; écarter tout ce qui leur peut nuire ; mettre sa joie à les voir croître
&
et
multiplier,
&
et
s'exposer avec courage pour les
défendre.
.... Et plus bas, il ajoute : en effet, c'est la
même chose d'être à la république
&
et
d'être Roi, d'être pour le peuple,
&
et
d'être souverain. On est né pour les autres, dès qu'on est né pour commander ; parce
qu'on ne leur doit commander que pour leur être utiles. C'est le fondement
&
et
comme la base des princes de n'être
point à eux : c'est le caractère même de leur grandeur, d'être consacrés au bien public.
Il en est d'eux comme de la lumière, qui n'est placée dans un lieu éminent que pour se
répandre
par-tout
partout
.
Quelques
pages après, en parlant des
conquérans
conquérants
, voici comme il les
dépeint.
Ibid., p. 315.
Rollin, Histoire ancienne, vol. 2, p. 310-311.
(Desit : renvoi à l'édition.)
Ces ennemis publics du genre humain, qui ne connaissent d'autre droit
que la force ; qui regardent les règles communes de la justice, comme des lois qui
n'obligent que les particuliers,
&
et
qui
aviliraient la Majesté Royale ; qui ne bornent leurs desseins
&
et
leurs prétentions, que par
l'impuissance d'aller aussi loin que leurs désirs ; qui sacrifient à
leur ambition la vie d'un million d'hommes ; qui mettent leur gloire à tout détruire,
comme les torrents
&
et
les embrasements,
&
et
qui règnent comme le feraient les
lions
&
et
les ours, s'ils étaient les
maîtres. Voilà ce que sont dans la vérité la plupart de ces prétendus héros que le
siècle admire.
Je n'
apperçois
aperçois
que deux idées distinctes noyées dans cette profusion de paroles ; le mépris des
loix
lois
&
et
celui des autres hommes. Dans le premier
morceau tout se réduit à dire que le souverain est né pour travailler au bien public,
comme le berger est fait pour veiller sur son troupeau.
C'est-là
C'est là
l'unique pensée qu'on répète
cent fois.
J'aime fort, interrompit Timagène, la repartie de ce bel esprit, à qui on
reprochoit
reprochait
la longueur d'un
discours qu'il
avoit
avait
composé à la hâte. Je
n'ai pas eu, répondit-il, le temps de le faire plus court. Ce mot me fait comprendre qu'un
homme de goût, en retouchant son ouvrage, fait
main-basse
main
basse
sur beaucoup d'inutilités dans l'expression, que le feu de la
composition
&
et
la fécondité de l'imagination
avoient
avaient
laisse échapper.
L'
Auteur
auteur
de l'
histoire
ancienne
Histoire ancienne
avoit
avait
professé
longtems
longtemps
l'éloquence, avec les plus
grands
applaudissemens
applaudissements
.Charles Rollin a effectivement enseigné, à partir de 1687, comme
professeur de rhétorique au Collège du Plessis (où Bérardier de Bataut enseigna plus
tard), puis à partir de 1688 comme professeur d'éloquence au Collège royal (voir Charles Rollin).
Peut-être dans le cabinet trouva-t-il quelque peine à se débarrasser de ce
stile
style
classique, où l'on donne souvent
des mots pour des choses. Mais je crois qu'on peut lui pardonner ce petit défaut, en
faveur des bons ouvrages dont il a enrichi les belles-lettres.
Quand ils n'
auroient
auraient
, répliqua Euphorbe,
d'autre mérite
,
que les excellentes
maximes
,
qui s'y rencontrent, ils
seroient
seraient
toujours pour les
belles-lettres des morceaux précieux. Mais, en traitant de la
briéveté
brièveté
, je crains que nous ne
tombions enfin dans le
stile
style
diffus. Si vous
m'en croyez, nous profiterons du beau temps,
&
et
nous irons faire un tour dans le
jardin.